The Project Gutenberg EBook of NIELS HENRIK ABEL, by G. MITTAG-LEFFLER Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: NIELS HENRIK ABEL Author: G. MITTAG-LEFFLER Release Date: April, 2005 [EBook #7818] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on May 19, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NIELS HENRIK ABEL *** Produced by Anne Soulard, Joshua Hutchinson, Marlo Dianne and the Online Distributed Proofreading Team. NIELS HENRIK ABEL PAR G. MITTAG-LEFFLER Extrait de la _Revue du Mois_ numéros 19-20, 10 juillet, 10 août 1907, t. IV, pp. 5-25, 207-229. NIELS HENRIK ABEL [Note: _Niels Henrik Abel. En Skildring af hans liv og videnskabelig virksomhed_, par C. A. Bjerknes. Nordisk Tidskrift, 1880. Traduit en un vol. in 8°, Paris, Gauthier-Villars, 1855. --_Festskrift ved hundredaars jubilaeet for Niels Henrik Abels foedsel_, Kristiania, 1902. Traduit par P. G. la Chesnais, sous le titre: _Mémorial de Niels Henrik Abel, publié à l'occasion du centenaire de la naissance_, un vol. gr. in-8° chez Gauthier-Villars. --_Abel, den store matématikers slaegt_, par H. Finne- Groenn, Kristiania, 1899.] Où il a été, On ne pense pas sans lui. BJOERNSTJERNE BJOERNSON. La science du nombre, la mathématique, qui est à la fois la plus ancienne et la plus développée de toutes les sciences, renferme en son histoire beaucoup de noms, qui sont des pierres miliaires sur le parcours de la pensée humaine. Les noms d'Archimède, de Galilée, de Descartes, de Leibnitz et de Newton, d'Euler, de Laplace, de Gauss et de Cauchy, d'Abel, de Riemann et de Weierstrass, évoquent chacun l'image de toute une époque. Ceux qui les portèrent, en dehors de la puissance incisive de la pensée, se sont distingués par d'autres dispositions et particularités personnelles qui saisissent vivement l'imagination. D'aucun d'eux ceci n'est plus vrai que de Niels Henrik Abel, l'étudiant norvégien qui jamais ne prit nul autre titre que celui, fier et modeste à la fois, de _mathématicien_, et qui, à peu près inconnu dans son propre pays, mourut dans la misère avant vingt-sept ans accomplis, mais était compté comme un égal par son grand contemporain, « le maître des nombres », _princeps mathematicorum_, Carl Friedrich Gauss, et a été reconnu par la science de la postérité comme l'un des plus grands penseurs qui aient jamais vécu. La courte vie d'Abel lui a ravi la possibilité de mettre lui-même en oeuvre bien des idées, qui furent l'origine de développements ultérieurs de la science mathématique, ou de tenir des promesses, dont l'accomplissement, dans bien des cas, n'est pas encore réalisé. Et pourtant nul mathématicien, plus qu'Abel, n'a su composer des édifices de pensée construits dans toutes leurs parties essentielles, et même complètement achevés. Les travaux algébriques d'Abel ont amené l'_algèbre proprement dite_ au point qu'elle occupe encore. Sauf la notion de _genre_ introduite par Weierstrass et Riemann, qui, d'ailleurs, est en germe dans Abel, nulle notion nouvelle, au sens le plus profond du mot, n'a guère été ajoutée à son oeuvre. La théorie des _fonctions elliptiques_ est d'un bout à l'autre la création d'Abel. Toutes les propositions principales de la théorie se trouvent chez lui. En même temps son exposition offre l'idéal d'une déduction mathématique. Elle repose sur le plus petit nombre de principes, et chacune de ses propositions est liée organiquement à la précédente et à la suivante. Le célèbre mémoire d'Abel sur la série du binôme est une des sources les plus importantes de la théorie moderne des fonctions, et sera toujours compté parmi les ouvrages classiques de la science: tout se tient, on voit l'ensemble, et la question est épuisée, c'est l'art d'exposition parfait. Le _théorème d'Abel_, le « monumentum aere perennius », selon l'expression enthousiaste du glorieux octogénaire Legendre, est peut-être encore aujourd'hui, avec sa conclusion rigoureuse et sa grande généralité, ce qu'il y a de plus élevé et de plus profond dans la mathématique. Comme tant d'autres parmi les hommes les plus remarquables du nord scandinave, Abel était fils de prêtre. Son père s'appelait Soeren Georg Abel, et sa mère Anna Marie Simonsen. Sa famille ne peut pas toutefois, comme il arrive si souvent en pareil cas, être rattachée par deux ou trois générations à la classe des paysans-propriétaires. Le grand-père paternel, Hans Mathias Abel, était aussi prêtre, et descendait d'une famille considérée de fonctionnaires dano-norvégiens, probablement originaire du Slesvig danois, dont le premier membre norvégien, Mathias Abel, mourut comme employé dans l'administration préfectorale à Trondhjem en 1664. La femme de celui-ci, Karen fille de Rasmus, descendait de vieilles familles nobles norvégiennes. La mère d'Abel, Anna Marie Simonsen, appartenait à une famille norvégienne de négociants aisés. La famille d'Abel compte de nombreux membres qui se sont distingués par leurs talents et leur intérêt pour les choses d'ordre intellectuel. L'aspect extérieur d'Abel est un héritage ancien dans la famille Abel, et ne vient pas du côté maternel, comme le prouve la ressemblance frappante entre Abel lui-même et le frère cadet de son père, le sous-préfet (_lensmand_) M. C. Abel. Celui-ci, malgré son intelligence, qui a dû dépasser de beaucoup, si son apparence ne trompe pas, la mesure ordinaire, n'a guère acquis de célébrité, sinon que, lorsqu'il passa de la sous- préfecture d'Onsoe à celle d'Aremark, il reçut un sucrier d'argent et un pot à crème avec l'inscription: « En reconnaissance de quatorze années de bons services comme sous-préfet d'Onsoe, de la part d'une partie de la population », et qu'il épousa une femme très bien douée. Le grand- père paternel d'Abel était un homme énergique et remarquable, dont l'oeuvre principale paraît avoir été une action efficace contre le vice de l'époque, l'ivrognerie. Lui-même, afin de pouvoir poursuivre cette lutte avec un plus grand succès, devint un abstentionniste absolu, et a sans doute été un des premiers précurseurs de ce mouvement dans le Nord. Le père d'Abel, s'il ne possédait pas la force de caractère du grand-père, a été manifestement un homme très distingué à beaucoup d'égards, ayant du goût pour l'action et pour les intérêts généraux, et d'une capacité peu commune. Il fut membre du _Storting_ extraordinaire qui se réunit le 7 octobre 1814, et il y prit place dans _l'odelsting_. [Note: _L'Odelsting_ est formé de membres du _Storting_, élus par leurs collègues. Les lois sont discutées publiquement, en Norvège, d'abord dans l'_Odelsting_, puis dans les séances plénières du _Storting_.] Il parla en faveur de l'union avec la Suède, mais soutint que les Norvégiens étaient encore un peuple libre et indépendant, et devaient agir comme tel sous tous les rapports: La Suède n'avait donc aucun droit d'attendre, continuait-il, que nous adoptions ses principes fondamentaux pour une union éventuelle; c'est à nous qu'il appartenait de proposer à ce royaume les conditions dans lesquelles les libres Norvégiens pourraient appeler les Suédois leurs frères. Lorsque par ces résolutions nous aurons pris les précautions convenables pour notre honneur national, notre liberté et nos droits civiques; lorsque nous aurons ainsi pris garde que toute oppression possible de quelque manière que ce soit, devienne impossible pour quelque régent que ce soit; alors soyons les premiers à tendre au peuple suédois une loyale main fraternelle; alors, comme une nation libre, offrons à Charles XIII le sceptre qui jusqu'alors ne lui était pas destiné. Oublions tout ce qui s'est passé, et souvenons-nous qu'à celui qui pardonne il sera pardonné. Si la constitution, pour la rédaction de laquelle nul n'a qualité, plus que les citoyens du pays qui doivent lui obéir, est rejetée par un régent en ce cas manifestement despotique, alors toute la puissance de la Norvège demeure: avec elle nous pouvons vaincre, avec elle nous pouvons mourir, et dans les deux cas nous pourrons par elle recouvrer notre honneur. Dans le _Storting_ de 1818, il fut un des rares qui luttèrent en faveur de l'enseignement de la langue maternelle et des sciences naturelles concurremment avec les langues classiques. Il trouvait « singulier que l'on voulût indéfiniment exclure la matière d'enseignement qui intéresse le plus les jeunes gens, les sciences naturelles ou la description de la nature ». La mère d'Abel était louée pour son exceptionnelle beauté. Elle était née dans une famille qui menait vie joyeuse et large, et elle se laissa aller, dès l'âge de quinze ans, à l'abus de l'alcool. La conséquence fut une grande faiblesse de caractère et une vie de ménage malheureuse. Le père intelligent lutta longtemps contre l'ivrognerie, mais finit, sous l'influence de la mère, par en devenir lui-même une victime. Ainsi la maison du fils devint un foyer de ce vice que le père avait consacré sa vie à combattre. Ce vice fut transmis aux frères d'Abel, qui semblent tous avoir succombé à l'ivrognerie. Trois des frères moururent célibataires, déchus, et l'esprit plus ou moins égaré. Le quatrième frère, qui fut le camarade d'études d'Abel à l'université, et pour lequel il manifesta toujours une amitié attentive, devint prêtre comme le père et le grand- père, et laissa une descendance nombreuse. Lui aussi paraît avoir été, dès l'enfance, adonné à la boisson. Outre les quatre frères, il y avait encore une soeur, Elisabeth, tendrement aimée de ce frère illustre, dont l'affectueuse sollicitude réussit à la sauver de la malheureuse maison paternelle, et à l'introduire de bonne heure dans un milieu d'une toute autre tenue morale. On célèbre sa beauté, son intelligence, et la noblesse de son caractère. Quatre ans après la mort d'Abel elle épousa le directeur de mines d'argent Boebert; sa fille, Thekla Lange, veuve d'un homme politique, qui fut ministre, vit encore aujourd'hui. John Aas, successeur du père d'Abel dans sa paroisse, fit graver sur la croix de sa tombe: Arrête-toi ici, voyageur, que cette tombe te rappelle Que parfois le sourire du bonheur finit en larmes. Bien que la vie se fût levée douce comme le soleil, Soupirs et pleurs en furent le dernier destin. Sur ce fond lamentable se dessinent l'enfance et la première jeunesse d'Abel. Il était le second des six enfants et naquit le 5 août 1802. Il reçut le premier enseignement de son père, chez lui, mais fut mis en novembre 1815, à l'âge de treize ans, à l'école cathédrale de Kristiania. L'école était assez médiocre, et les professeurs en général relâchés et abrutis par l'alcool. Le professeur de mathématiques alla un jour si loin en punissant un élève que celui-ci en mourut. Le professeur fut aussitôt suspendu, et à sa place fut nommé professeur de mathématiques un jeune homme, Berndt Michael Holmboe, né en 1795, qui n'avait que sept ans de plus qu'Abel. Sans avoir été lui-même un mathématicien d'un sérieux mérite, Holmboe s'est acquis à tout jamais une place glorieuse dans les fastes mathématiques, comme celui qui le premier à découvert le génie d'Abel, et a été son premier protecteur. Holmboe eut l'honneur impérissable de savoir attirer l'attention d'Abel sur les auteurs vraiment classiques, en sorte que, sous son influence, Euler fut le premier maître d'Abel, comme déjà il avait été celui de Gauss. Abel serait certes parvenu aussi loin, quel qu'eût été son point de départ, mais sa vie ayant été si courte, il était de la plus grande importance qu'il entrât de bonne heure en rapport avec les problèmes de la science, et non des livres d'enseignement. Les secs procès-verbaux d'examen de l'école cathédrale donnent la preuve touchante de l'idée qu'Holmboe se faisait de son grand élève. Ainsi en 1820 il a écrit sur Abel: « Au génie le plus remarquable il joint un goût et une ardeur insatiables pour les mathématiques, et certainement il deviendra, s'il vit, un grand mathématicien. » Au lieu des trois derniers mots, il y avait primitivement « le plus grand mathématicien du monde », lesquels mots ont été grattés. Les autres professeurs n'ont pas été aussi enthousiastes, bien que les capacités d'Abel se fissent sentir dans toutes les branches. Le goût, du moins, n'y était pas au même degré. Le professeur de latin Riddervold, qui devint plus tard un homme politique notoire, trouva un jour sur son pupître cette note: « Riddervold croit que j'ai écrit ma composition latine, il se trompe pas mal. Abel. » Lorsqu'en juillet 1821 Abel passa l'examen d'étudiant, il était comme mathématicien au courant de l'éducation scientifique de son temps. Mais il était absolument sans ressources. Le père était mort depuis 1820, et la mère n'avait rien à donner. La réputation d'Abel à l'école l'avait heureusement précédé à l'université, et dès septembre 1821 il obtint une place gratuite à la fondation universitaire de Regentsen, mais, est-il dit dans une note du collège académique, comme ce secours ne pouvait pas être suffisant pour un jeune homme qui manquait de tout, quelques professeurs de l'université s'étaient concertés pour lui procurer à leurs frais une subvention plus complète, et ainsi « conserver à la science ses rares dispositions pour la science, attention dont son assiduité au travail et ses bonnes moeurs le rendaient d'autant plus digne ». Bien que des paroles de regret aient été prononcées en Norvège sur le peu d'encouragements qu'Abel aurait reçus de son pays, il me semble que cela est très exagéré. La Norvège se trouvait à un moment difficile, particulièrement sous le rapport économique, mais nous verrons combien, malgré cela, Abel a cependant constamment trouvé, pendant sa courte vie, des aides qui surent le délivrer des soucis les plus graves. Ce sera toujours l'honneur de ces aides que, sans comprendre l'oeuvre d'Abel -- car il n'y a guère qu'Holmboe qui l'ait comprise, et même lui, très incomplètement -- ils comprirent du moins son génie, et firent de leur mieux pour le conserver à la science et à la patrie. La subvention qu'Abel reçut au Regentsen devait être toutefois des plus modestes. Un camarade, Rasch, qui devint professeur, raconte qu'Abel était tellement dépourvu des choses les plus nécessaires, qu'il possédait, en commun avec son frère et camarade de lit, une unique paire de draps, en sorte que les deux frères devaient coucher sans draps lorsqu'elle était au blanchissage. Niels Henrik, dès février 1822, avait demandé « qu'il me soit permis d'avoir mon frère avec moi dans ma chambre à la fondation universitaire ». Cette pièce était occupée déjà, outre Abel, par Jens Smidt, qui déclara ne s'opposer en rien à ce que le frère d'Abel partageât leur « chambre commune ». Ce frère était celui qui devint prêtre. Il lui causa beaucoup de soucis tant qu'ils vécurent ensemble, et aussi plus tard. Abel put toutefois, dans la pauvre chambre du Regentsen qu'il partageait avec deux autres jeunes gens, continuer ses études personnelles. Il ne pouvait guère être question d'aucun enseignement à recevoir de l'université. En mathématiques elle n'avait rien à lui apprendre. En d'autres matières il aurait été un auditeur distrait, absorbé comme il était par ses rêveries mathématiques. On parla longtemps du scandale qu'il causa un jour en se précipitant hors de la salle de conférences de Sverdrup en criant: « Je la tiens » (la solution). En juin 1822 Abel passa l'« examen philosophicum ». En 1823 il se présente pour la première fois comme écrivain, et le « Magasin des sciences naturelles » a la gloire d'avoir publié le premier travail du « Studiosus N. H. Abel ». Il est précédé d'une note de Hansteen, qui s'excuse de publier des mathématiques dans un recueil de sciences naturelles. L'année 1823 renferme trois mémoires différents. Le jugement de Bjerknes à leur sujet: « Ils ne le signalent pas encore comme le mathématicien très remarquable, encore moins comme le grand mathématicien », me paraît une dépréciation excessive de leur mérite. Tout au moins les deux derniers mémoires contiennent des aperçus et des dessous extrêmement remarquables, bien que leur origine exacte n'ait apparu clairement qu'en ces derniers temps. Plusieurs manuscrits rédigés en norvégien sont considérés comme datant de la même époque, ils ont été après la mort d'Abel publiés par Holmboe. Abel s'y tient, de même que dans les mémoires du « Magasin des sciences naturelles », au point de vue d'Euler et de Lagrange, et il est clair qu'il n'a pas encore pris une connaissance approfondie de Cauchy. Encore sur les bancs de l'école, Abel s'était attaqué déjà au problème de la solution, au moyen de radicaux, de l'équation générale du cinquième degré. La renaissance italienne avait achevé la solution des équations générales du troisième et du quatrième degré, et la solution de l'équation du cinquième degré devait tenter l'ambition de tout jeune mathématicien. Gauss, il est vrai, était déjà parvenu à la conviction que cette solution est impossible au moyen de radicaux, mais il semble avoir été loin d'en pouvoir donner une démonstration. Abel, qui ne connaissait pas l'idée de Gauss, crut avoir trouvé la solution générale cherchée, et un mémoire à ce sujet fut envoyé par Hansteen à Degen, à Copenhague, avec la prière que Degen présentât ce travail de l'élève de l'école cathédrale de Kristiania à la Société danoise des sciences. Degen accepte la commission « avec plaisir », en considération de ce que le mémoire montre « une capacité exceptionnelle et des connaissances exceptionnelles », bien qu'il ne se sente pas assuré que le problème soit réellement résolu. Cette première connaissance avec Degen amena en l'été de 1823 une visite d'Abel à Copenhague, pour laquelle 100 speciedaler (environ 560 francs) lui furent remis par le professeur de mathématiques Rasmussen, nouveau trait de l'attention magnanime qui lui fut témoignée par les professeurs. A combien de professeurs d'université dans le Nord est-il arrivé de prendre l'initiative d'envoyer leur meilleur élève à un collègue de la même branche dans une autre université scandinave? A Copenhague, Abel ne trouva pas que les mathématiques fussent précisément « florissantes », et il ne réussit pas à « découvrir un seul étudiant qui soit un peu solide ». Degen lui-même était pourtant digne du plus grand respect: « C'est un diable d'homme, il m'a montré plusieurs de ses petits mémoires, et ils témoignent d'une grande finesse. » Les dames de Copenhague -- Abel est jeune et s'intéresse toujours aux dames, de même sans doute qu'elles s'intéressent à lui -- n'obtinrent qu'un éloge limité: « Les dames de la ville sont horriblement laides, et gentilles tout de même. » Ce fut alors, à Copenhague, qu'Abel fit connaissance avec Christine Kemp, plus tard sa fiancée. Ils se rencontrèrent à un bal. Abel, qui probablement la trouva « gentille », l'invita à danser, mais au moment de commencer, il se trouva qu'aucun des deux ne savait. Ils se mirent à causer, et de cette conversation devait résulter par la suite l'intimité cordiale, qui est un des points lumineux de la courte vie d'Abel. Degen avait une importante bibliothèque mathématique, et Abel la mit assidûment à profit. Abel, différant en cela de beaucoup d'autres mathématiciens, était un lecteur assidu des travaux des autres. Ceci s'applique particulièrement aux premières années, avant qu'il ne commençât véritablement à produire. Il eut de bonne heure un sentiment assez juste de sa propre importance pour vouloir, armé d'abord du meilleur savoir de l'époque, se présenter lui-même comme auteur. Ainsi s'explique la haute éducation universelle, la large vue sur tout le terrain parcouru, que nous trouvons chez lui dès les premiers débuts. Les registres des prêts, d'abord de l'école cathédrale, et ensuite de la bibliothèque de l'université de Kristiania, montrent l'étendue de ses lectures mathématiques, et aussi avec quelle sûreté de jugement il s'adressait toujours aux vieux auteurs classiques. Les premiers mémoires d'Abel sont écrits en norvégien, mais il commença peu après son retour du voyage de Copenhague à écrire en français, même lorsqu'il ne rédigeait que pour lui-même. Les notes d'études montrent qu'à l'école il était un élève médiocre en français. Il comprit que, en possession de tout l'essentiel des connaissances mathématiques de son temps, il était appelé à devenir le grand mathématicien deviné par Holmboe, mais qu'il avait besoin pour cela d'une autre langue que la langue maternelle, et il apprit le français vite et bien. Qu'il choisît le français et non le latin, dont la situation comme langue de la science, bien que les principaux chefs-d'oeuvre de Gauss fussent encore écrits en latin, déjà touchait à sa fin, est une preuve de plus de la sûreté de son jugement. C'est aussi en français qu'il rédigea le mémoire disparu « Intégration de différentielles », qui doit renfermer les premiers traits de ses plus grandes découvertes analytiques. Ce mémoire excita l'admiration des professeurs de Kristiania, et fut envoyé par le collège académique au ministère de l'Instruction publique, avec cette indication, qu'un séjour à l'étranger pourrait être utile pour l'avenir d'Abel, et le désir qu'une bourse convenable lui fût accordée. Le ministère de l'Instruction publique, sans exprimer d'opinion propre, demanda l'avis du ministère des Finances. Le ministère des Finances, où devait régner cette conception, si répandue chez les hommes d'argent, que le rôle d'un financier est de donner de bons conseils plutôt que de l'argent, ne se contente pas de donner un avis financier, mais répond qu'il trouve Abel beaucoup trop jeune pour être déjà envoyé à l'étranger, et qu'il serait meilleur pour lui de recevoir une bourse d'une année afin de pouvoir se développer à l'université nationale dans les langues et autres sciences accessoires. Le ministère était en état de fournir les moyens. Le ministère de l'Instruction publique demande alors au collège académique son opinion sur la proposition du ministère des Finances. Le collège académique se rend, et explique qu'Abel est certainement déjà assez avancé en humanités, et que toutefois peut-être il pourrait être utile pour lui de rester encore quelques années à l'université, et de consacrer ces années « à une étude plus approfondie des langues savantes ». Naturellement, le temps des langues savantes comme langues de la science était passé, Abel le savait, mais comment un pareil fait aurait-il pu être connu du collège académique? Les collèges académiques en sont restés au même point beaucoup plus tard. M. Stoermer a eu le mérite de mettre au jour cet échange de notes, empreintes de ridicule et lamentables: il suffit de songer que ceci avait lieu en l'an de grâce 1824, l'année même ou Abel, âgé de vingt-deux ans, est devenu d'un coup le plus grand penseur que le Nord eût produit jusqu'alors, le plus grand fils de sa patrie, et l'un des premiers mathématiciens de tous les temps et de tous les pays: ceci apparaissait probablement déjà dans le mémoire sur les différentielles, mais de façon certaine dans son mémoire, composé la même année: « Mémoire sur les équations algébriques où on démontre l'impossibilité de la résolution de l'équation générale du cinquième degré. » Il est hors de doute qu'Abel avait trouvé bien vite la faute qui se trouvait dans son travail d'écolier, cette solution de l'équation du cinquième degré, qui avait tant intéressé Degen; mais au lieu d'abandonner le problème comme désespéré, il s'attaqua, avec l'intrépidité imperturbable de la jeunesse, à la tâche que les forces d'un Gauss n'avaient pu maîtriser, à celle de trancher si le problème était décidément soluble, s'il est décidément possible de résoudre l'équation du cinquième degré au moyen de radicaux. La réponse fut négative, et la démonstration d'Abel pourrait être considérée comme le fondement même de l'algèbre après lui. Le mémoire parut en tirages à part d'une demi- feuille, et, pour économiser sur la dépense d'impression, couverte par Abel lui-même, avec la rédaction la plus concise et sous la forme la plus pauvre. Il fut publié par la même maison qui plus tard donna les deux magnifiques éditions des oeuvres complètes d'Abel. Les années 1824 et 1825 furent consacrées à un travail sans répit. Les manuscrits qui datent de cette époque, et qui furent publiés plus tard, sont tous de la plus haute importance, et contiennent la preuve suffisante que les grandes lignes d'à peu près toutes les plus grandes découvertes d'Abel étaient alors déjà établies. Il raisonnait sans doute à ce moment comme sur les bancs de l'école, lorsqu'il s'agissait de la composition latine de Riddervold, et, parmi les « sciences accessoires », il n'y avait guère que le français auquel il accordât quelque attention. Vers l'automne de 1825, le désir de voyager le reprit fortement, et il demanda lui-même alors une bourse de voyage de deux ans. Il dit dans sa pétition: Dès mes premières années d'école j'ai étudié les mathématiques avec grand plaisir, et j'ai continué cette étude pendant les deux premières années que j'ai passées à l'Université. Mes progrès non sans succès ont amené le conseil académique à me recommander pour la subvention qu'il a plu gracieusement à Votre Majesté de m'accorder sur le Trésor, pour que je puisse continuer mes études à l'Université norvégienne, et en même temps cultiver davantage les langues savantes. Depuis lors j'ai, du mieux que j'ai pu, conjointement aux sciences mathématiques, étudié les langues anciennes et modernes, parmi ces dernières particulièrement le français. Après m'être ainsi efforcé grâce aux ressources actuelles dans le pays, de me rapprocher du but assigné, il me serait extrêmement utile, par un séjour à l'étranger près de plusieurs universités, surtout à Paris, où il se trouve aujourd'hui tant de mathématiciens éminents, d'apprendre à connaître les productions les plus récentes de la science, et de profiter des indications des hommes qui l'ont portée de notre temps à une si grande hauteur. J'ose donc, en raison de ce qui précède, et des attestations ci-jointes de mes supérieurs, prier très humblement Votre Majesté qu'il me soit accordé gracieusement une bourse de voyage de 600 species (3.360 francs) d'argent par an, pour continuer pendant deux ans, à Paris et à Göttingen, à cultiver les sciences mathématiques. Hansteen ajoute sa recommandation à la pétition d'Abel: ... Pendant le temps qu'il a ainsi, et surtout grâce à la subvention de Votre Majesté, passé à l'Université, il a, dans plusieurs mémoires publiés dans _le Magasin pour les Sciences physiques et naturelles_, qui est édité ici, et plus encore par un travail plus important, non encore imprimé, relatif à un perfectionnement de méthode dans le calcul intégral, donné des preuves d'une ardeur et d'une puissance de travail rares, en même temps que de capacités exceptionnelles. Son caractère et sa moralité méritent un éloge égal, ce dont j'ai eu occasion de me convaincre par mes relations personnelles avec lui. Comme quelques indications des hommes les plus éminents dans une science ont souvent plus d'influence que la lecture prolongée des livres, je crois qu'un séjour de deux ans parmi les mathématiciens les plus éminents de notre temps serait pour M. le candidat [Note: Titre qui désigne l'étudiant ayant passé _l'examen philosophicum_.] Abel extrêmement profitable, et que la patrie, dans ces conditions, aura l'espoir le plus fondé de gagner en lui un savant dont elle aura honneur et profit. Par une résolution royale du 27 août 1825, la demande d'Abel fut accordée. Il y a peu d'actes gouvernementaux, dans l'histoire des pays scandinaves, dont les conséquences aient été plus grandes pour la science. Bjerknes décrit de la manière suivante l'aspect extérieur d'Abel, lorsqu'il quitta son pays: Abel avait des traits réguliers, on peut même dire vraiment beaux; son regard et ses yeux étaient d'une beauté peu commune; mais un teint pâle, sans fraîcheur et sans éclat, ternissait l'agrément de sa figure. On était frappé de la conformation particulière de la tête avec son ovale saillant; le crâne fortement développé semblait témoigner d'une intelligence extraordinaire. Sur son front haut et large, caché en partie par sa chevelure tombante, régnait une expression méditative. Un sentiment de bienveillance était empreint sur son visage. Il existe un seul portrait original d'Abel certain. C'est un dessin à l'encre de Chine et au crayon, fait à Paris en 1826 par l'ami d'Abel, le peintre norvégien Goerbitz [Note: L'original est la propriété de Mme Thekla Lange, nièce d'Abel. Il a été photographié en 1882 à Stockholm, et une reproduction de cette photographie figure en tête de la revue mathématique scandinave, _Acta mathematica_, qui ainsi, quatre-vingts ans après la mort d'Abel, fit son entrée dans le monde sous son égide. L'original a été gravement abîmé par des taches d'humidité, qui s'étendent de plus en plus.]. Personne, en voyant le dessin de Goerbitz, ne peut méconnaître qu'il représente un jeune homme très exceptionnellement doué. De stature, Abel ressemblait, paraît-il, à son père, et il est par suite intéressant, pour le sculpteur qui sera chargé d'exécuter sa statue, qu'il existe une silhouette du père en pied. Les amis de jeunesse d'Abel le dépeignent, à partir de cette période de sa vie, d'humeur sombre, mais en même temps vif et gai avec ses camarades. Il était aimé de tous, avait partout des amis et jamais aucun ennemi. En société, très vif, et joueur presque comme un enfant, tantôt piquant et pittoresque en ses expressions, tantôt sensible et tendre, il éveillait la sympathie de tous, même après la connaissance la plus fugitive. Il semble à un degré rare avoir été simplement homme parmi les hommes, et libre de tout conventionnalisme. Il conserva toujours, par exemple, le tutoiement de l'enfance, même à l'égard d'étrangers. Il est d'ailleurs évident que pendant sa jeunesse -- et il ne fut jamais autre chose que jeune -- ses pensées géniales et puissantes ne pouvaient suivre le courant d'une existence parfaitement réglée. La nuit devenait jour, et le jour était nuit, et les pensées étaient jetées dans les cahiers de notes quand et comme elles venaient. Puis il y avait des périodes de dépression et de fatigue. Il pouvait rester des jours entiers seul, silencieux, maussade, et complètement inactif. Si on lui demandait ce qu'il avait, il répondait: « Je suis sombre. » Puis venaient d'autres jours pleins d'entrain. A Berlin, au- dessus de la colonie norvégienne à laquelle appartenait Abel, n'habitait rien de moins que le philosophe Hegel. Ayant demandé quels étaient ces gens dont le tapage dérangeait son travail, on lui dit que c'étaient des « dänische Studenten ». Il paraît qu'il répondit: Ce ne sont pas des Danois, mais des ours russes. « Nicht Dänen, es sind russische Bären. » Le physiologue Chr. Boeck, dont je fis la connaissance en sa vieillesse, m'a rapporté qu'à l'époque où il habitait avec Abel dans la même chambre à Berlin, il ne se passait guère de nuit sans qu'Abel allumât la lumière en pleine nuit, sautât hors du lit, et se mît à écrire ou à calculer. Une fois il était resté plus longtemps que d'habitude à la table, et il raconta le lendemain à Boeck que c'était une question mathématique dont il avait cherché la solution pendant des mois sans avancer, qui tout à coup s'était éclaircie pour lui lorsqu'il s'était réveillé dans la nuit. C'était cette question qu'il avait notée. Mais pour Boeck, de même que pour ses autres amis, les pensées d'Abel, ce qu'il y avait de plus profond dans sa vie, sa véritable grandeur, étaient un livre fermé, et Boeck n'avait aucune idée de la découverte que cette nuit a donnée à la science. Avant de partir, Abel, avec une attention touchante, prit des mesures en faveur de son frère, son camarade de lit du Regentsen, pour qui il déposa une somme d'argent, prise sur son strict nécessaire, et de sa soeur, qu'il réussit à retirer de chez sa mère, et à placer dans le meilleur entourage à Kristiania. Il est curieux de voir l'adresse d'homme du monde et l'énergie qu'il savait déployer lorsqu'il s'agissait de ceux qui lui étaient chers. Le voyage commença dans les premiers jours de septembre, en compagnie de quelques autres jeunes gens, qui avaient aussi obtenu des bourses de voyage, et qui plus tard, sans toutefois atteindre, il s'en fallut de beaucoup, la grandeur d'Abel, se sont acquis une place glorieuse dans l'histoire savante de la Norvège. Après une courte visite chez Christine Kemp, qui était restée comme gouvernante dans une famille norvégienne à Soon, sur le fjord de Kristiania, et qui était devenue la fiancée d'Abel depuis deux ans, le voyage continua par Hambourg sur Berlin avec les amis. L'intention d'Abel avait été d'aller à Goettingen chez Gauss, le grand solitaire, lequel, alors âgé de quarante-huit ans, était depuis sa vingt- quatrième année et la publication des _Disquisitiones arithmeticae_, le « princeps mathematicorum », mais la crainte d'Abel de se trouver sans compagnie modifia ses plans, et il accompagna les autres à Berlin. Abel n'alla pas davantage plus tard à Goettingen. Gauss y vivait dans sa grandeur, seul, admiré, mais à peu près incompris. La distance entre lui et ses collègues mathématiciens allemands de l'époque était aussi grande que la distance entre le jour et les ténèbres, entre le savoir et le préjugé. Paris était le centre mathématique du temps, et les intelligences mathématiques les plus hautes y étaient réunies. Gauss d'ailleurs n'éprouvait aucun désir de s'entourer d'élèves ou de s'occuper activement à dissiper la nuit nationale. Il lui suffisait de publier de temps en temps, après des années de préparation, un de ces chefs-d'oeuvre incomparables par la forme et le contenu, qui à jamais, tant que sur la terre une race d'hommes vivra, où se formeront des intelligences capables d'apprécier les créations de la pensée pure, seront comptés parmi les plus précieux trésors de la civilisation. Il était bien aussi pour ses contemporains allemands le grand Gauss, mais il l'était pour ses applications des mathématiques aux problèmes astronomiques et physiques. Comment il concevait lui-même le rapport entre l'application et la théorie, cela ressort de sa réponse indignée à un verbiage admiratif sur l'importance astronomique de ses travaux, où il déclara que c'était la partie arithmétique du travail qui l'intéressait, et non « ces boules de boue que l'on appelle des planètes » (_diese Dreckklumpen, die man Planeten nennt_). Ses travaux de mathématique pure étaient dans l'opinion allemande commune _Gräuel_ [Note: Une horreur.], car la forme, sans égard pour le goût et les erreurs de l'époque, n'avait d'autre objet que de refléter avec une clarté translucide la profondeur de la pensée achevée. Abel ne se méprit pas sur la grandeur de Gauss, mais, jeune et inexpérimenté comme il l'était, il se laissa effrayer à l'idée de lui rendre visite par les récits sur son orgueil et son inabordabilité, particularités que la sottise et le préjugé attribuaient alors, comme aujourd'hui et comme toujours, à l'homme vraiment supérieur. Si Abel avait vécu plus longtemps, il faudrait regretter amèrement qu'il ait été détourné de son projet d'aller voir Gauss. Il ne fit jamais connaissance avec aucun homme de ce rang, car la présentation rapide à quelques-uns des coryphées de la mathématique à Paris ne peut entrer ici en ligne de compte. L'imagination se plaît à se représenter les résultats possibles d'un échange personnel de vues entre un Abel et un Gauss. Cependant, comme il devait mourir si jeune, une visite à Goettingen aurait probablement diminué sa place dans l'histoire des mathématiques. Il aurait trouvé Gauss depuis des années en possession de quelques-unes de ses propres découvertes, non les moindres, surtout en possession de la théorie des fonctions elliptiques, et la postérité n'aurait pu, après cela, savoir ce qui appartenait primitivement à Abel, et ce qu'il aurait appris de Gauss. A Berlin il avait une lettre d'introduction auprès de Auguste Léopold Crelle, homme important, de mérite, et qui occupait une haute situation sociale, « Geheime-Oberbaurath », constructeur de plusieurs des routes les plus importantes de la Prusse ainsi que de ses premiers chemins de fer, autodidacte comme mathématicien, mais pénétré avec la plus sincère conviction de l'importance des mathématiques dans la vie et du désir le plus vif de les répandre plus largement dans le public. Abel, dans une lettre à Hansteen, rend compte de sa visite à Crelle: Ce fut long, avant que je pusse lui faire bien comprendre le but de ma visite, et le résultat semblait devoir être lamentable, lorsque je pris courage à sa question sur ce que j'avais déjà étudié en mathématiques. Quand je lui eus cité quelques travaux des mathématiciens les plus éminents, il devint tout à fait empressé, et parut vraiment enchanté. Il engagea une longue conversation sur diverses questions difficiles qui n'étaient pas encore résolues, et nous en vînmes à parler des équations de degré supérieur; lorsque je lui dis que j'avais démontré l'impossibilité de résoudre l'équation générale du 5e degré, il ne voulut pas le croire, et dit qu'il y ferait des objections. Je lui remis donc un exemplaire; mais il dit qu'il ne pouvait comprendre la raison de plusieurs de mes conclusions. Plusieurs autres m'ont dit la même chose, aussi j'ai entrepris une refonte de ce travail. Weierstrass m'a rapporté que Crelle lui avait raconté cette première visite un peu autrement, bien que les traits essentiels soient les mêmes. Crelle, à l'époque de la visite d'Abel, était examinateur au _Gewerbe- Institut_ de Berlin, métier qui ne lui plaisait guère. Un beau jour, entre dans sa salle un jeune homme blond, d'aspect très embarrassé, très juvénile et très intelligent. Crelle pensa qu'il désirait passer l'examen pour entrer au _Gewerbe-Institut_, et lui expliqua qu'il fallait pour cela une foule de formalités. Alors enfin le jeune homme ouvrit la bouche, et dit: « Nicht examen, nur Mathematik. » Crelle sentit qu'il devait avoir affaire à un étranger, essaya de parler français, et il se trouva qu'Abel le parlait bien, quoique aussi avec quelque difficulté. Crelle l'ayant questionné sur ses études, il dit qu'entre autres, il avait lu le travail de Crelle lui-même, paru récemment, en 1823, sur les _Analytische Facultäten_, lequel, malgré de nombreuses erreurs, l'avait vivement intéressé. A la mention des nombreuses erreurs, Crelle ouvrit de grandes oreilles, et la conversation suivit, qui devait conduire plus tard à des relations si étroites entre Crelle et Abel. De même que précédemment Holmboe, et plus encore, Hansteen, Crelle aussi était loin d'être en état de comprendre les travaux d'Abel. Il en a lui-même fourni une preuve péremptoire. Le travail d'Abel sur la série du binôme fut publié dans le premier volume du propre journal de Crelle, traduit en allemand par Crelle lui-même sur le manuscrit français d'Abel. Ceci n'a pas empêché Crelle, après la mort d'Abel, de publier dans les quatrième et cinquième volumes de son Journal, un mémoire sur le même sujet, où il s'en tient absolument aux vieilles conceptions anté-abéliennes, et se montre parfaitement inconscient de ce fait, que la question a été définitivement résolue par Abel. Mais si Crelle, pas plus que les amis norvégiens d'Abel, ne comprit ses travaux, il comprit du moins le génie d'Abel, et, l'ayant compris, il devint l'ami utile et le protecteur d'Abel. Dès la première visite d'Abel, Crelle avait parlé de son projet de publier une grande revue mathématique allemande. Les relations avec Abel et la perspective de sa collaboration hâtèrent la réalisation du projet. Le premier fascicule du _Journal für die reine und angewandte Mathematik_, la grande oeuvre de Crelle, qui depuis a déjà atteint son 124e volume, parut en février 1826. Le premier volume contient déjà sept mémoires divers d'Abel. Ils avaient été rédigés en français, mais traduits par Crelle en allemand. L'occasion s'était ainsi offerte à Abel de faire connaître ses découvertes, par un organe international, aux mathématiciens contemporains. Mais que le Journal de Crelle soit devenu un organe international, qui a eu pendant longtemps une situation prépondérante parmi les publications mathématiques, le mérite en appartient essentiellement à Abel, dont les travaux, dès le premier moment, ont placé la revue au plus haut rang possible. Pendant l'hiver 1825-1826 commença pour Abel un temps de production sans répit et de grande joie créatrice. Sa plume ne faisait que passer d'un travail à un autre. Au fond, la plus grande partie était achevée, au départ de Kristiania, mais la mise en oeuvre pour l'impression eut lieu à Berlin. Cependant la mélancolie et la nostalgie l'assiègent souvent. Il écrit à sa maternelle amie Mme Hansteen le 8 décembre 1825: Je vis d'ailleurs d'une manière extrêmement calme et je suis assez occupé; mais j'ai par moments une nostalgie terrible, d'autant plus grande que les nouvelles de chez nous sont d'une rareté navrante. Et le 16 janvier 1826: C'est si singulier de se trouver au milieu d'étrangers. Dieu sait comment je le supporterai lorsque je me séparerai de mes compatriotes. Ce sera au commencement du printemps. Ses distractions étaient le théâtre, qu'il aimait fort, et la vie de société chez Crelle. Il raconte à Mme Hansteen: A Noël, j'ai été au bal chez le conseiller privé Crelle, mais je n'ai pas osé danser, bien que j'eusse soigné ma toilette comme je ne l'avais jamais fait. Pensez, j'étais tout neuf de la tête aux pieds, avec double gilet, col empesé et lunettes. Vous voyez que je commence à suivre les conseils de votre soeur Charite, j'espère que ce sera complet quand j'arriverai à Paris. Le coeur tendre d'Abel ne semble pas, malgré les fiançailles avec Kristine Kemp, avoir été insensible au charme de Charite, « la charmante, la toute bonne Charite », dit-il dans une autre lettre. Peu de temps après le départ d'Abel de Kristiania, eut lieu dans son pays un drame universitaire qui eut une grande importance pour son court avenir. Le professeur de mathématiques, Rasmussen, avait pris sa retraite, et il s'agissait de lui désigner un successeur. Dès le 6 décembre 1825, la Faculté propose pour ce poste l'ami et le maître d'Abel, Holmboe. En même temps la Faculté attire toutefois « l'attention sur l'étudiant N. Abel, comme un homme qui, tant par son talent pour les mathématiques que par ses grandes connaissances dans cette science, pourrait entrer en ligne de compte pour la nomination audit poste, mais que l'on ne pourrait sans dommage pour l'avenir de ses études faire revenir maintenant de son voyage à l'étranger, qu'il vient d'entreprendre, et qui ne paraît pas pouvoir s'adapter aussi aisément à la capacité des jeunes étudiants, qu'un maître plus exercé ». La manière de raisonner de la Faculté est aussi habituelle qu'elle est radicalement fausse. Le point de départ est que la médiocrité pourra plus facilement que le génie s'adapter aux capacités des jeunes étudiants. Il n'existe aucun mathématicien qui surpasse Abel pour la clarté et l'élégance du style, pour l'habileté à présenter d'une manière simple même les pensées les plus profondes et les plus difficiles, et il n'est pas nécessaire d'être grand connaisseur de son oeuvre pour être intimement persuadé qu'il aurait su enseigner comme personne. Il était mal compris des anciens, dont les conceptions mathématiques étaient fixées; déraciner des préjugés et élucider des conceptions établies, mais obscures, est une tout autre tâche que d'exposer la vérité depuis le commencement. Pourquoi les « capacités des jeunes étudiants » seraient-elles inférieures à celles des anciens? C'est le contraire qui se produit le plus souvent. Tout mathématicien véritable sait combien il est plus difficile de corriger des étudiants âgés, qui ont déjà suivi une école médiocre ou mauvaise, que des jeunes, dont l'intelligence n'a pas encore été troublée par des doctrines obscures. Il est intéressant, à titre de rapprochement, de citer une remarque de Weierstrass, le plus grand disciple d'Abel, le plus grand mathématicien de la seconde moitié du siècle. Il écrivait à Sonia Kowalewski le 27 août 1883: « Aussi ai-je renoncé depuis longtemps à faire pénétrer mes recherches scientifiques parmi mes collègues âgés; c'est à la jeunesse que je me suis adressé, et près d'elle j'ai trouvé fréquemment compréhension et adhésion enthousiaste. » Et Elling Holst écrit: Cette proposition de la Faculté fut le chemin de la croix dans la vie d'Abel. Il fut voué depuis lors à vivre sur ses propres ressources, pauvrement, endetté, homme que l'on oublie, à qui l'État ne songea que tard, pour lui donner une situation inférieure, et dont la nation n'apprit que peu à peu à comprendre la valeur, lorsque nous l'eûmes perdu. Il serait toutefois très injuste de juger la Faculté trop sévèrement pour sa fatale proposition. Elle raisonnait comme la plupart des gens, et d'autres Facultés auraient certainement agi de la même manière. Abel n'avait pas plus de vingt-trois ans, il avait l'avenir pour lui, et la Faculté ne pouvait prévoir qu'il n'avait plus que trois ans à vivre. Holmboe était un homme d'honneur, et de grand mérite, et il avait été le maître d'Abel. Holmboe fut nommé le 4 février 1826. Dès le 16 janvier, Abel avait reçu la nouvelle que la nomination de Holmboe était assurée. Il était en train de lui écrire une lettre où il lui faisait les plus remarquables communications mathématiques: Pour montrer par un exemple général (_sit venia verbo_) combien on raisonne mal et combien il faut être prudent, je choisirai l'exemple suivant: -- J'en étais là lorsque Maschmann est entré, et comme depuis longtemps je n'ai pas reçu de lettre de chez nous, je me suis arrêté pour m'informer s'il n'en avait pas une pour moi (c'est lui en effet qui nous les apporte toujours), mais il n'y avait rien. Par contre, il avait lui-même reçu une lettre, et, entre autres nouvelles, il a raconté que toi, mon ami, tu es nommé lecteur à la place de Rasmusen. Reçois mes félicitations les plus sincères, et sois assuré qu'aucun de tes amis ne s'en réjouit autant que moi. J'ai souvent souhaité un changement dans ta situation, tu peux me croire, car être professeur dans une école doit être quelque chose d'affreux pour quelqu'un comme toi, qui t'intéresses tant à la science. A présent, il va falloir que tu t'occupes de trouver une fiancée, n'est-ce pas. On me dit que ton frère le doyen en à trouvé une. Je ne puis nier que cela m'a vivement frappé. Salue-le bien de ma part, et félicite-le très chaudement. -- Et maintenant je reviens à mon exemple... Pour bien comprendre ce qu'il y a de grand dans la manière dont Abel reçoit la nouvelle, il faut se rappeler qu'il était tourmenté d'inquiétude sur son propre avenir et de nostalgie. Il voulait être mathématicien, et rien d'autre, et il voulait rentrer au pays, mais ne voyait pas comment le pays pourrait lui procurer, à lui et à sa Christine, le plus modeste gagne-pain. L'ami et compagnon de voyage le plus intime d'Abel, le minéralogiste Keilhau, plus tard bien connu, était venu à Berlin à la Noël. En février il retourna à Freiburg, qui était son véritable centre, et Abel résolut de l'y accompagner pour revenir plus tard à Berlin. Abel profita du calme et de la tranquillité de Freiburg pour y composer un nouveau travail, mais du retour à Berlin il ne fut plus question pour cette fois. Le 29 mars nous le trouvons à Dresde, et il raconte alors dans une lettre à Hansteen: Vous écrivez dans votre lettre à Boeck que vous vous demandez ce que je veux faire à Leipzig et aux bords du Rhin, mais j'aimerais savoir ce que vous direz, si je vous raconte maintenant que je vais aller à Vienne et en Suisse. J'avais d'abord pensé aller directement de Berlin à Paris, ce que j'espérais faire en compagnie de Crelle, mais il a eu des empêchements, et j'aurais donc voyagé seul. Or je suis ainsi fait que je ne supporte pas du tout, ou du moins très difficilement, d'être seul. Je deviens alors tout triste, et je ne suis pas alors dans la meilleure disposition pour faire quelque chose. Je me suis donc dit que le mieux était de partir avec Boeck, etc., pour Vienne, et je peux aussi justifier cela, ce me semble, puisqu'à Vienne il y a Littrow, Burg, et d'autres. Ce sont vraiment des mathématiciens distingués, et à cela s'ajoute que je ne voyagerai guère qu'une fois dans ma vie. Peut-on me reprocher de désirer aussi voir quelque chose de la vie et des manières du Sud. Je peux aussi travailler assez bien pendant ce voyage. Une fois à Vienne, pour aller à Paris, la ligne droite traverse presque la Suisse. Pourquoi n'en verrais-je pas aussi quelque chose? Pardieu! Je ne suis pourtant pas tout à fait dénué du sens des beautés de la nature. Le voyage entier me fera arriver à Paris deux mois plus tard, et cela n'a pas d'importance. Je rattraperai bien cela. Ne croyez-vous pas qu'un tel voyage me fera du bien? De Vienne à Paris je voyagerai probablement en compagnie de Keilhau. Alors nous nous mettrons furieusement au travail. Je pense que ça ira bien. Il faut sans doute voir dans le rapide éloge de Littrow et de Burg plutôt une tendance à se placer au point de vue mathématique particulier de Hansteen, et un désir de disposer celui-ci favorablement pour son voyage, qu'une opinion personnelle d'Abel sur ces mathématiciens peu importants. Königsberger m'a raconté au sujet de Burg une anecdote caractéristique. Burg, qui était né en 1797, ne mourut qu'en 1882. Lorsque Königsberger fut nommé en 1877 professeur de mathématiques à l'Université de Vienne, il fit entre autres une visite à Burg, qui dans l'opinion commune avait une haute situation comme mathématicien. Au cours de la conversation, Burg raconta: « Un jour, je reçus la visite d'un jeune homme, Abel, qui voulait avoir ma collaboration pour une revue mathématique dont on lui offrait la direction. L'homme me paraissait certes intelligent, mais je ne pouvais confier _mes_ travaux à un semblable débutant. _Savez-vous ce qu'il est devenu? Et son journal?_ » Que la science mathématique, depuis un demi-siècle, eût été fondée sur Abel et ses découvertes, et que le _Journal für die reine und angewandte Mathematik_ eût été pendant toute cette période le principal ou l'un des principaux organes pour la production mathématique, tandis que les propres travaux de Burg étaient à jamais laissés dans l'oubli, cela avait complètement échappé au grand homme. On trouve en tous pays et en tous temps, et non pas seulement dans les petits pays et aux époques ternes, des grandeurs locales de cette sorte, dont l'influence sur les milieux scientifiques dans leur pays sont en rapport inverse avec leur importance scientifique véritable. Le 16 avril Abel était à Vienne, et il écrivait à Holmboe: Tu trouves sans doute que c'est mal de gaspiller tant de temps en voyage, mais je ne crois pas que cela puisse s'appeler gaspiller. Dans un pareil voyage on apprend bien des choses curieuses qui peuvent m'être plus utiles que si j'étudiais les mathématiques sans reprendre haleine. Et puis tu sais qu'il me faut toujours des périodes de paresse, pour pouvoir prendre de nouveau mon élan avec des forces nouvelles. Quand j'arriverai à Paris, ce qui arrivera vers juillet ou août, je me mettrai au travail avec fureur. J'étudierai et j'écrirai. J'achèverai... A Vienne comme à Berlin, il fréquenta les théâtres assidûment: Un théâtre hors ligne est vraiment un plaisir tout à fait exquis. C'est une chose qui nous manque absolument, et que sans doute nous n'aurons jamais. Il est bon d'y aller aussi pour la langue. On y entend la plus pure et la meilleure. Je peux dire que ce que je sais d'allemand je l'ai appris aux théâtres de Berlin, car en dehors de cela, je n'ai eu que très peu d'occasions d'en entendre. Maintenant ça va très bien et je peux me débrouiller partout sans difficulté. Il n'est pas facile de lire dans l'avenir, même pour un Abel. Moins de dix ans après que ces lignes étaient écrites, étaient nés les deux auteurs dramatiques norvégiens, qui plus que personne après Abel devaient donner à la Norvège sa situation dans la civilisation générale. Le jour même de son centenaire devait être fêté au théâtre national de la Norvège, devant une assemblée de mathématiciens de tous les pays, par une représentation hautement artistique de la création la plus admirable d'Ibsen, tandis que Bjoernson glorifiait sa mémoire dans un poème, le plus délicat et le plus profond qui jusqu'ici ait été consacré à un adepte de la science des nombres. Son voyage le conduisit ensuite dans le Tyrol, le nord de l'Italie, la Suisse, et à Paris, où il entra le 10 juillet. Il écrit à Hansteen: Me voici enfin arrivé au foyer de tous mes voeux mathématiques, à Paris. J'y suis déjà depuis le 10 juillet. Vous trouvez que c'est un peu tard et que je n'aurais pas dû faire le long détour par Venise. Cher Monsieur le professeur, cela me fait beaucoup de peine d'avoir fait quelque chose qui n'a pas votre approbation; maintenant que c'est fait, il faut que je me réfugie dans votre bonté, j'espère que vous avez assez de confiance en moi pour croire qu'en somme j'emploierai bien mon voyage. Certes, je le ferai. Pour mon excuse, je n'ai rien d'autre à dire, sinon que mon désir était grand de regarder un peu autour de moi: voyage-t-on uniquement pour étudier ce qui est étroitement scientifique? Après cette excursion, je travaille avec d'autant plus d'ardeur. A Botzen, j'ai quitté Moeller, Boeck et Keilhau, et je suis parti pour Paris le plus vite possible. D'Innsbrück j'ai été au lac de Constance et j'ai vu un peu de la Suisse, me le reprocherez-vous? Cela m'a coûté deux jours et quelques skillings de plus que la ligne droite. J'ai été par Zurich, Zug, le lac des Quatre-Cantons et Lucerne à Bâle. J'ai été aussi sur le Rigi, entre le lac de Zug et le lac des Quatre-Cantons, d'où l'on a la vue la plus étendue de la Suisse. Je ne regrette vraiment pas ce petit détour. De Bâle j'ai été en trois jours et quatre nuits d'un trait jusqu'à Paris. Il se mit aussitôt à écrire un grand mémoire qu'il voulait présenter à l'Institut avant de faire ses visites aux mathématiciens. Il dit à Hansteen: J'ai très bien réussi dans ce mémoire, qui contient beaucoup de choses nouvelles, et qui mérite, je crois, d'être remarqué. _C'est la première ébauche d'une théorie d'une infinité de transcendantes_ [Note: En français dans la lettre d'Abel.]. J'ai l'espoir que l'Académie le fera imprimer dans les _Mémoires des savants étrangers_. Le mémoire fut en effet imprimé dans les _Mémoires des savants étrangers_, mais douze ans seulement après la mort d'Abel, et après des péripéties de toutes sortes. Il contient sa plus grande découverte, le théorème d'Abel, et il est la source même de la théorie des fonctions abéliennes, qui plus tard devait donner l'immortalité à Riemann et à Weierstrass. Le mémoire resta, oublié, parmi les papiers de Cauchy. Celui-ci, complètement absorbé par ses propres pensées géniales, et par une production dont l'étendue est à peu près unique dans l'histoire des mathématiques, n'avait guère le temps ni le désir de s'occuper des travaux des autres. Paris n'offrit pas à Abel, en somme, ce qu'il espérait. Il écrit à Hansteen: Moeller rentrera bientôt au pays, il est fatigué de voyager, et je ne peux pas dire autrement: je commence à sentir fortement la nostalgie. D'autant plus que Paris ne sera certainement pas le séjour le plus agréable: il y est si difficile d'y faire sérieusement connaissance avec les gens. Ce n'est pas comme en Allemagne. Et à Holmboe: D'ailleurs je n'aime pas autant le Français que l'Allemand: le Français est extrêmement réservé à l'égard des étrangers. Il est très difficile d'arriver à des relations intimes avec lui. Et je n'ose espérer y parvenir. Chacun travaille à part sans s'occuper des autres. Tous veulent instruire et personne ne veut apprendre. L'égoïsme le plus absolu règne partout. La seule chose que le Français recherche chez des étrangers, est le côté pratique; personne ne sait penser en dehors de lui. Il est le seul qui sache produire quelque chose de théorique. Telles sont ses idées, et dès lors tu peux, comprendre qu'il est difficile d'attirer l'attention, surtout pour un débutant. A l'époque du voyage d'Abel, et encore longtemps après, Berlin n'était qu'une petite ville, et dans les villes universitaires allemandes l'université forme une petite ville dans la petite ville, avec sa vie propre. Une fois que l'on est introduit dans cette vie, on est membre d'une grande famille, une famille avec bien des dissensions, des inconvénients de toutes sortes, mais du moins une famille. Paris au contraire était la grande ville mondiale, dont le centre intellectuel était l'Institut; mais l'Institut, alors comme aujourd'hui, ne constituait qu'un lien très lâche entre les plus grandes intelligences reconnues de la France, qui vont, tous les jours de la semaine, sauf un, chacune son chemin, pour se réunir ce seul jour, choisir des délégués, et confirmer ce qu'ont résolu les délégués précédents. La haute considération sociale que la France accorde à ses grands hommes dans le monde de l'intelligence, et l'importance attribuée à un jugement de l'un de ces savants, les oblige aussi, poursuivis comme ils sont par des solliciteurs d'appréciations favorables venus de toutes les parties du monde, à observer une attitude très réservée, qui ne peut, à moins de circonstances très particulières, être modifiée qu'après une longue connaissance. Si toutefois Abel avait eu l'idée de suivre les leçons de Cauchy, et d'aller lui parler, à la sortie du cours, les choses se seraient certainement passées tout autrement. Les travaux de Cauchy ont été plus que d'autres le fil conducteur des travaux tant algébriques qu'analytiques d'Abel, et il est surprenant que deux tels hommes aient pu entrer en relations sans se pénétrer. Liouville, qui devait plus tard (en 1836) fonder la revue mathématique française, _Journal des mathématiques pures et appliquées_, longtemps la seule véritable rivale du _Journal de Crelle_, et qui, par ses recherches personnelles, a notamment acquis sa célébrité pour avoir, sur un point déterminé, continué l'oeuvre d'Abel, me déclara, lorsque je fis sa connaissance en 1873, que c'était un des plus grands malheurs de sa vie, d'avoir fait la connaissance d'Abel sans apprendre à le connaître. Il en fut de même avec les autres mathématiciens français, et Abel n'eut aucun autre bénéfice de son séjour à Paris que les travaux qu'il y composa lui- même, et sa lecture assidue de toutes les publications de Cauchy. Il dit à Holmboe: Je mène d'ailleurs une existence très sage. Je travaille, je mange, je bois, je dors, et je vais parfois à la comédie; c'est de tout ce qu'on appelle plaisir le seul que je m'accorde, mais c'en est un grand. Je ne connais pas de plus grand plaisir que de voir une pièce de Molière où joue Mlle Mars. Alors je suis tout à fait ravi; elle a quarante ans, mais elle joue tout de même des rôles très jeunes... Je vais aussi de temps en temps au Palais-Royal que les Parisiens appellent un « lieu de perdition ». On y voit en assez grand nombre des « femmes de bonne volonté ». Elles ne sont nullement indiscrètes. Tout ce que l'on entend est: « Voulez-vous monter avec moi, mon petit ami? petit méchant! » [Note: En français dans le texte.] Naturellement, en ma qualité de fiancé, etc., je ne les écoute pas, et je quitte le Palais- Royal « sans la moindre tentation ». Il y en a beaucoup de fort jolies. L'autre jour, j'ai été à un dîner diplomatique chez S. E. le comte Löwenhjelm, où je me suis un petit peu grisé, ainsi que Keilhau, mais très légèrement. Il est marié avec une jeune Française. Il a raconté que tous les ans, le 24 décembre, il fait rouler sous la table tous les compatriotes. La pensée de la situation de sa famille jetait comme toujours une ombre sur la vie d'Abel. Il écrit à sa soeur Elisabeth: Tu te trouves bien, n'est-ce pas, au milieu des gens excellents chez qui tu es; mais où en sont ma mère, mes frères. Je ne sais rien sur eux. Il y a déjà longtemps que je n'ai écrit à ma mère. La lettre est parvenue, je le sais, mais je n'ai rien reçu d'elle. Où est ... [Note: Le frère qui devint prêtre par la suite], vit-il, et comment? Je suis très inquiet de lui. Lorsque je suis parti, les choses ne s'annonçaient pas bien pour lui. Dieu sait combien souvent j'ai été triste à cause de lui. Il n'a sans doute pas beaucoup d'affection pour moi; et cela me fait beaucoup de peine; car je n'ai jamais fait volontairement rien qui puisse lui déplaire. Écoute, Elisabeth, écris- moi tout au long sur lui, sur ma mère et mes frères. Il continue: Ici à Paris ma vie est assez agréable. Je travaille assidument, je visite de temps en temps les choses remarquables de la ville, et je prends part aux divertissements qui me plaisent, mais quand même je désire beaucoup rentrer au pays, et voudrais partir aujourd'hui si c'était possible; mais il faut que je reste encore assez longtemps. Au printemps je rentrerai. Il est vrai que je devrais rester à l'étranger jusqu'en août prochain, mais je constate que je ne peux pas avoir d'avantage sensible à rester plus longtemps exilé. Cependant sa caisse était presque vide, et Abel ne pouvait, faute d'argent, rester plus longtemps à Paris. Il quitta Paris pour retrouver Crelle à Berlin le 29 décembre 1826, et n'avait plus, en arrivant à Berlin, que 14 thalers. Il écrit de Berlin à Boeck, qui était alors à Munich, pour le prier de régler une petite dette, et raconte: Il (Keilhau) voudrait retourner à l'étranger, et nous qui sommes ici voudrions être rentrés au pays, c'est bizarre. Je crois tout de même que l'étranger vaut mieux. Quand nous serons rentrés, nous penserons sûrement comme Keilhau. Il te présage bien des ennuis quand tu seras revenu. Ma situation sera la meilleure, dit-il, en apparence peut- être, mais (entre nous soit dit) [Note: _Unter uns gesagt_ (en allemand, dans le texte).], je prévois bien des ennuis d'ordre privé. J'ai vraiment peur de l'avenir. J'aurais presque envie de rester pour toujours ici en Allemagne, ce que je peux faire sans difficulté. Crelle m'a terriblement poussé dans mes retranchements pour me faire rester ici. Il est un peu fâché contre moi, parce que je refuse. Il ne comprend pas ce que je veux faire en Norvège, qui lui paraît être une autre Sibérie. Dans une lettre ultérieure, à Boeck également, il dit: En mai je partirai donc d'ici par nécessité (sa bourse était tout à fait vide) et sans déplaisir. Hansteen croit que je serai nommé à l'Université quand je reviendrai. Mais il a été aussi question de me torturer pendant une année dans une école. Si on veut faire cela, je ne marcherai pas plus qu'un âne. Il reçut alors quelque argent de Holmboe, 293 marks. Il écrit le 4 mars 1827: Cela m'a rendu un grand service, car j'étais plus pauvre qu'un rat d'église. Maintenant je vais vivre ici là-dessus aussi longtemps que je pourrai, puis je filerai vers le nord. Je resterai un moment à Copenhague, où ma fiancée viendra me rejoindre, puis au pays, où j'arriverai si dénué que je serai bien obligé de tendre la main à la porte de l'église. Je ne me laisse pourtant pas abattre; je suis si bien habitué à la misère et au dénuement. Ça ira toujours. On trouve dans la même lettre: ... Mais cela, il faut que je le garde jusqu'à mon retour pour te le faire connaître. Au total j'ai fait une masse effrayante de découvertes. Si seulement je les avais mises en ordre et rédigées, car la plupart ne sont encore que dans ma tête. Il n'y a pas à penser à quoi que ce soit avant que je sois installé convenablement chez nous. Alors il me faudra travailler dur comme un cheval de fiacre; mais avec plaisir, bien entendu. Et plus loin: Il me tarde de rentrer au pays, car je ne peux guère avoir d'avantage à rester ici. Quand on est chez soi, on se fait de l'étranger de diables d'idées, autres qu'il ne faudrait. Ils ne sont pas si forts. Les gens en général sont mous, mais assez droits et honnêtes. Nulle part il n'est plus facile d'arriver qu'en Allemagne et en France, chez nous c'est dix fois plus difficile. Pensant à son retour prochain, il écrit aussi à sa maternelle amie Mme Hansteen (le début de la lettre est détruit): ... sens qu'il m'arrivera souvent d'aller chez vous. Ce sera véritablement une de mes meilleures joies. Mon Dieu, que de fois n'ai- je pas eu envie d'aller vous voir, mais je n'ai pas osé. Bien des fois, j'ai été jusqu'à la porte, et je suis reparti, par crainte de vous importuner; car ç'aurait été le pis qui pût m'arriver, si vous aviez été trop lasse de moi. Très bien, puisque je puis m'assurer qu'il n'en est pas ainsi... Je suis extrêmement heureux que tout aille bien pour ma chère soeur. J'ai tant d'affection pour elle. C'est à vous, chère Madame Hansteen, que sont dus son bonheur, et la joie qu'il m'a causé. Il faut que vous la saluiez le plus tendrement de ma part lorsque vous la verrez. Je pense toujours à elle... Mais adieu, ma très chère maternelle tutrice, et gardez une toute petite place dans votre coeur pour votre Abel. Il me semble que ces lignes et d'autres semblables, qui manifestent la tendresse et la sensibilité d'Abel, expliquent suffisamment pourquoi il voulait rentrer au pays, et n'écoutait qu'à contre-coeur les invites de Crelle à se faire un avenir en Allemagne. Elling Holst a expliqué sa résolution de rentrer en Norvège comme une manifestation de son sentiment du devoir. La Norvège avait fait les frais de son voyage, il était donc tenu envers elle de faire profiter sa patrie des fruits de son travail et de son génie. Cette explication me paraît factice, et elle ne repose sur aucune expression d'Abel lui-même. Rien n'indique d'ailleurs qu'il était un homme de devoir tel qu'un semblable raisonnement le ferait supposer. Dans la fière et célèbre profession de foi qu'il avait formulée un an auparavant dans une lettre à Hansteen, il disait: La mathématique pure dans son sens le plus strict doit être à l'avenir mon étude exclusive. Je veux m'appliquer de toutes mes forces à apporter un peu plus de clarté dans la prodigieuse obscurité que l'on trouve incontestablement aujourd'hui dans l'analyse. Elle manque à tel point de plan d'ensemble, qu'il est vraiment tout à fait merveilleux qu'elle puisse être étudiée par tant de gens, et le pis est qu'elle n'est pas du tout traitée avec rigueur. Il n'y a que très peu de propositions, dans l'analyse supérieure, qui soient démontrées avec une rigueur décisive. Il n'y a rien là, ni ailleurs, qui montre le désir de réaliser quelque chose particulièrement pour la Norvège, ou la conscience d'obligations spéciales à cet égard. Ce ne fut pas, me semble-t-il, le sentiment du devoir qui le ramena au pays, mais une timidité, une intime sensibilité qui l'empêchait de vivre, sinon avec effort, parmi les « étrangers ». Nous verrons d'ailleurs avec quelle ardeur, plus tard, il saisit une chance qui s'offrit de nouveau à l'étranger. L'essentiel était pour lui de pouvoir achever son grand travail, et d'avoir l'occasion de mettre en oeuvre les idées dont son esprit était rempli, et qu'il savait devoir complètement bouleverser la science. Il voulait voir si cela pouvait se faire dans son pays, ce qui eût le mieux convenu à son humeur, mais si cela ne réussissait pas, il accepterait n'importe où une position qui lui en fournirait le moyen. Le 20 mai 1827, Abel revint à Kristiania. Elling Holst, dans la biographie pleine de sentiment et de finesse qu'il a écrite pour le centenaire d'Abel et qui accompagne dignement la solide étude scientifique de Sylow, dit: « Dans son travail, il avait atteint, suivant des directions différentes, plus haut que personne. Et en même temps, après avoir été le messager plein de promesse de son pays, il se voyait transformé en un homme pour qui il n'y a plus de place. » Holmboe s'était laissé persuader de prendre le seul poste universitaire de mathématiques existant. Hansteen, pour son grand voyage sibérien, avait imposé au Trésor une dépense, inouïe pour l'époque, de 18.000 couronnes. Y ajouter encore une somme pour venir en aide à Abel était au-dessus des moyens du budget. Mais Abel n'avait plus aucune ressource pour vivre. Il prit l'affaire en mains propres, et s'adressa encore une fois, se fondant sur la précédente expérience favorable, au Collège académique. Il commence le 2 juin par une lettre où il annonce son retour, et se recommande de nouveau à l'attention bienveillante du Collège. Dès le 5, le Collège informe le chancelier de l'Université du retour d'Abel, regrette que le Collège n'ait pas les moyens d'offrir à Abel quelque subvention, et sollicite l'appui du chancelier pour en procurer une. Le chancelier s'adresse à son tour, le 8 juin, au ministère de l'Instruction publique, et sollicite son aide « afin que les fruits, tant de son extraordinaire talent pour les mathématiques supérieures, que des dépenses déjà faites à cet égard, ne soient pas perdus ». Le ministère de l'Instruction publique s'adresse au ministère des Finances. Le ministère des Finances, qui précédemment avait eu tant de souci de l'instruction d'Abel dans les « langues savantes », et qui avait alors su trouver de si belles phrases, n'eut pas d'oreilles, cette fois, pour conserver « son talent extraordinaire pour les mathématiques supérieures », et répondit le 20 juin par un refus catégorique et en style bureaucratique: « .. fait savoir qu'il ne sera pas possible de rien donner sur le Trésor dans le but indiqué ». Le ministère de l'Instruction publique fut alors obligé d'expliquer au _Collegium academicum_ que l'on n'avait pu procurer aucune ressource. Abel écrit alors le 23 juillet au _Collegium academicum_ cette lettre émouvante: Déjà depuis longtemps j'avais l'idée, en me consacrant tout à fait à l'étude des mathématiques, de me rendre digne un jour d'être nommé professeur à l'Université. J'ose peut-être me flatter, maintenant que j'ai terminé mon voyage à l'étranger, d'avoir acquis des connaissances qui peuvent être considérées comme suffisantes à cet effet, et que, par conséquent, lorsque les circonstances le permettront, j'obtiendrai une situation à l'Université. Mais jusque-là, en supposant qu'une telle situation pourra m'échoir, je suis absolument sans ressources pour me procurer même les choses les plus nécessaires, et il en a été ainsi depuis mon retour. Pour pouvoir vivre, je vais me voir obligé d'abandonner complètement mes études, ce qui me serait excessivement douloureux, maintenant précisément que j'espérais pouvoir rédiger plusieurs travaux mathématiques commencés, grands et petits. Cela me ferait d'autant plus de tort que je serais alors obligé d'interrompre une carrière d'auteur déjà commencée à l'étranger, ayant été notamment collaborateur dans le _Journal der reinen und angewandten Mathematik_ de Crelle, paraissant à Berlin, dont je prends la liberté de joindre les cahiers parus jusqu'à présent. J'ose donc demander au haut Conseil une subvention, aux conditions que le Conseil trouvera convenables. Le Collège adresse aussitôt, le 31 juillet, au ministère de l'Instruction publique, une prière chaleureuse pour qu'une somme de 200 sp. (1.120 francs) par an soit comptée à Abel jusqu'à ce qu'il puisse être nommé suppléant de Hansteen pendant son voyage. Le ministère de l'Instruction publique répond après quelques jours de réflexion, le 18 août, -- on était en plein été -- que le ministère conseillait au Collège de remettre à Abel une somme de 200 sp., à rembourser lorsqu'il aurait la suppléance de Hansteen. Le 4 septembre enfin, fut ordonnancée sur la caisse des subventions universitaires, et non comme prêt ou comme avance, une somme de 200 sp. par an, à compter du 1er juillet, et le caissier reçut l'ordre de payer tout de suite 116 sp. Mais Abel ne reçut même pas cette somme, qui était déjà insuffisante pour couvrir ses dettes pressantes. Son père, lorsque l'Université avait été fondée, avait constitué une donation d'un tonneau de seigle par an, donation garantie par sa petite ferme de Lunde à Gjerrestad, où la mère d'Abel menait une triste existence. Sa mère ne pouvait pas payer, et Abel prit à sa charge la dette de 26 sp. à déduire des traitements qu'il recevrait de l'Université. Il est atroce de penser que pendant ce long été, n'ayant rien pu gagner non plus par des leçons particulières, Abel fut littéralement dans la misère. On ne peut certes pas blâmer les autorités académiques. Elles firent ce qu'elles pouvaient, et quiconque est habitué aux lenteurs administratives qui, dans la plupart des pays, font traîner les affaires de ce genre, doit plutôt admirer la rapidité avec laquelle les lettres officielles se sont succédé. Quinze jours à peine après que la subvention universitaire eût mis fin à la pire période de misère, la première partie des _Recherches sur les fonctions elliptiques_ fut publiée (20 septembre 1827); la théorie vraiment initiatrice d'Abel parut dans le second fascicule du deuxième volume du Journal de Crelle. A cette publication se rattachent des circonstances curieuses d'un grand intérêt historique. Carl-Gustaf-Jacob Jacobi, fils d'un riche marchand juif établi à Potsdam, et né en décembre 1804, plus jeune qu'Abel de deux ans, par conséquent, s'était montré de bonne heure brillamment doué pour les mathématiques. En 1827, alors qu'Abel, à Kristiania, ne pouvait qu'à grand'peine obtenir le pain quotidien, Jacobi, à vingt-trois ans, était déjà professeur à l'Université de Königsberg. Crelle avait, déjà auparavant, su se procurer sa collaboration à son journal, et il est évident qu'ils avaient entre eux une correspondance assidue. Crelle a-t-il d'avance annoncé à Jacobi quelque chose de la publication d'Abel? Rien n'eût été plus naturel, car il n'est pas possible que Crelle n'ait pas été vivement ému des propositions extraordinairement simples, aux formules incisives et inattendues, que contenait le travail d'Abel. Quoi qu'il en soit, Jacobi envoya quelques propositions touchant la même théorie, non au journal de Crelle, mais à une revue astronomique, _Schumachers Astronomische Nachrichten_, et elles furent publiées le même mois que le travail d'Abel dans le journal de Crelle. Si la communication de Jacobi avait été publiée dans le journal de Crelle avec le travail d'Abel, personne n'aurait pu penser a nommer Jacobi à côté d'Abel comme inventeur des fonctions elliptiques. Car les propositions de Jacobi sont des formules algébriques trouvées par tâtonnement, pour lesquelles il ne pouvait donner aucune démonstration, et qui découlaient immédiatement de l'une des propositions générales d'Abel. Le travail d'Abel est au contraire une théorie complète, exposée depuis ses fondements, et rigoureusement conduite, conçue avec la plus large envergure. Dans la démonstration il se trouve, il est vrai, un point faible, mais j'ai montré ailleurs, que cette imperfection, sans aucune difficulté, et sans s'écarter du cours même des idées d'Abel, peut être aisément réparée. Cependant de cette publication simultanée de deux auteurs différents dans deux revues différentes est résultée la croyance si longtemps répandue qu'Abel et Jacobi étaient tous deux, indépendamment l'un de l'autre, les fondateurs de la théorie. Borchardt, élève de Jacobi et successeur de Crelle comme directeur du _Journal für die reine und angewandte mathematik_, a déclare, et cela encore en 1875, que nul géomètre, comparant les publications d'Abel et de Jacobi, ne peut douter que tous deux en même temps, et indépendamment l'un de l'autre, étaient en possession de la théorie des fonctions elliptiques dans son entier. Combien cette croyance était alors encore généralement répandue, ce qui suit, entre autres choses, le prouve. Pendant l'hiver 1875-76, que je passai à Göttingen avec accès à la bibliothèque mathématique extrêmement complète qui s'y trouve, je m'occupai particulièrement de l'histoire de la théorie des fonctions elliptiques. Je fus bientôt convaincu que l'opinion, surtout dominante en Allemagne, affirmée de façon si tranchante par Borchardt, était incorrecte, et à ce sujet j'écrivis à Bjerknes à Kristiania, le priant de me donner quelques renseignements que devaient pouvoir donner les manuscrits d'Abel, accessibles seulement à Kristiania. Bjerknes me répondit le 18 janvier 1876: « Tout d'abord je fus un peu ennuyé de votre lettre, car il me semblait que vous étiez injuste envers Jacobi. Peu à peu mes recherches m'ont conduit au résultat, pour moi tout à fait inattendu, que vous verrez dans mon exposé. » Ce furent ces recherches qui conduisirent plus tard à la biographie d'Abel, de Bjerknes, qui sera toujours l'un des ouvrages fondamentaux sur Abel. Toutefois Bjerknes, dans son exposé des rapports entre Abel et Jacobi, a été plus loin que je ne voudrais, et il me semble qu'il a été, à son tour, en quelque mesure, injuste pour Jacobi [Note: J'avais à cette époque le projet d'écrire la biographie d'Abel pour le _Nordisk Tidskrift_, revue publiée par l'association Letterstedt à Stockholm, mais comme Bjerknes commença dans le journal norvégien _Morgenbladet_ la publication d'articles sur la vie et l'oeuvre d'Abel, j'abandonnai ce projet, et cédai à Bjerknes, qui avait pour cela des données personnelles plus nombreuses, sans compter les données nationales, le soin d'écrire la biographie d'Abel pour le _Nordisk Tidskrift_.]. Il résulte de la correspondance de Gauss et de Schumacher, que celui-ci, au cours d'une visite que Gauss lui fit à Altona au printemps de 1827, parla de la publication prochaine de Jacobi, et promit à Gauss de lui envoyer l'article de Jacobi avant l'impression. Schumacher savait en effet que Gauss s'était occupé déjà depuis 1796 de la théorie des fonctions elliptiques, et qu'il était en possession depuis 1800 d'une théorie complète dans toutes les parties essentielles. Il envoya suivant sa promesse l'article de Jacobi à Gauss, en le priant d'y ajouter une note, mais l'article lui fut renvoyé avec la simple affirmation rapide que Gauss estimait plus convenable de « rester complètement hors du jeu » (_ganz aus dem Spiele zu bleiben_). Il en alla tout autrement lorsque Gauss eut connaissance des _Recherches_ d'Abel. Crelle avait écrit à Gauss et lui avait demandé de publier aussi ses propres recherches sur les fonctions elliptiques. Gauss déclina l'offre. Il avait pour le moment autre chose à faire. En outre, Abel m'a devancé pour un bon tiers de mon travail. Il a suivi exactement la même voie où je suis entré en 1798. Aussi ne suis- je pas surpris qu'il soit parvenu, pour la plus grande part, au même résultat. Comme de plus il montre dans sa composition une acuité, une profondeur et une élégance extrêmes, je me vois délié de l'obligation de rédiger mes propres recherches. Paroles stupéfiantes pour tous les petits professeurs avec leurs réclamations incessantes pour la priorité, leur course mesquine vers un idéal embrumé. Et notez qu'il s'agit ici d'une découverte qui est l'une des plus grandes de la pensée humaine, de la fondation d'une théorie, dont la portée s'étend jusqu'à un avenir impénétrable, et que personne, plus nettement que Gauss, lui-même, ne pouvait apprécier l'importance de la théorie nouvelle. Il n'y a pas un mot sur Jacobi dans la lettre à Crelle; mais ailleurs, dans une lettre à Schumacher, Gauss a fait en passant une comparaison entre Jacobi et Abel. Il approuve que Schumacher, par son attitude, écarte les questions dont M. Jacobi l'« importune », et dit que si Jacobi s'adresse directement à lui, Gauss, il lui répondra, « bien que ces questions soient exprimées peu clairement, et soient, à mon avis, après l'apparition du travail d'Abel (qui, entre nous, m'a devancé pour un bon tiers de mes propres recherches, et concorde avec celles-ci en partie jusque dans le choix des lettres), très oiseuses ». Le travail d'Abel, _Recherches sur les fonctions elliptiques_, fut publié en deux parties, la première dans le second, la deuxième dans le troisième volume du Journal de Crelle. La première partie parut, comme nous avons vu, en septembre 1827. La suite fut envoyée par Abel à Crelle le 12 février 1828. Abel avait eu connaissance dans l'intervalle de l'article de Jacobi dans les _Astronomische Nachrichten_, et montrait en quelques pages, dans une « addition au mémoire précédent », que le résultat de Jacobi était contenu dans les siens. J'avais cru longtemps avoir des raisons de douter qu'il existât encore une autre partie, jusqu'ici inconnue, des _Recherches_, et j'en avais vainement recherché le manuscrit pendant plusieurs années. Enfin, il y a quelques années, un hasard favorable mit ce manuscrit entre mes mains, et j'eus le bonheur de pouvoir donner en tête du premier des trois volumes des _Acta mathematica_, publiés à l'occasion du centenaire d'Abel et entièrement consacrés à sa mémoire, les _Recherches sur les fonctions elliptiques, par N.-H. Abel. Second mémoire_. Ce second mémoire est daté de Kristiania, 27 août 1828, et, comme le premier, était destiné au journal de Crelle. Crelle ne publia cependant que le premier de ses cinq paragraphes. Il est difficile d'en donner le motif avec certitude, mais on ne doit pas s'écarter beaucoup de la vérité en présumant que ce mémoire tout simplement n'a pas été compris. S'il avait été publié dans son entier, Abel serait certainement apparu pour ses contemporains, dès la première heure, comme le seul fondateur de la théorie des fonctions elliptiques. Les premières publications d'Abel et de Jacobi en septembre 1827 furent suivies de toute une série d'autres, par les deux auteurs et aboutirent, du côté de Jacobi, à l'ouvrage classique _Fundamenta nova theoriae functionum ellipticarum_, qui parut en 1829, un mois environ après la mort d'Abel. Bjerknes a certainement raison lorsqu'il montre la dépendance constante des recherches et des résultats de Jacobi à l'égard des résultats d'Abel, tandis que l'inverse ne s'est pas produit une seule fois. Il a raison également lorsqu'il affirme que cette relation n'a été indiquée par Jacobi que partiellement, et chaque fois très incomplètement. Mais je crois qu'il a tort lorsqu'il veut voir là, de la part de Jacobi, une intention consciente de défigurer la vérité historique, et de s'élever au détriment d'Abel. Jacobi était un grand mathématicien qui avait un don brillant pour les formules, une maîtrise de la langue formulaire des mathématiques comme bien peu l'ont eue, soit avant, soit après lui, mais il était de beaucoup inférieur à Abel pour le génie et la puissance de la pensée. Il revêtait son exposé d'une forme qui lui était particulière, et s'écartait notablement de celle d'Abel. Il repensait les pensées d'Abel habillées par lui d'un costume nouveau, et il ne les reconnaissait plus, et croyait qu'elles étaient de lui. Telle est la règle ordinaire pour le commun des hommes, cette règle s'applique presque sans changement à messieurs les savants, et ne perd sa valeur que pour les très grands. Et Jacobi n'était pas un très grand. Weierstrass écrit à Sophie Kowalevski à propos d'une réflexion sur Kronecker: Il y a encore chez lui un défaut, que l'on trouve chez beaucoup d'hommes très intelligents, notamment parmi ceux de race sémitique, ils ne possèdent pas une imagination suffisante (je devrais plutôt dire intuition), et il est certain qu'un mathématicien qui n'est pas quelque peu poète, ne sera jamais un mathématicien complet. Les comparaisons sont instructives: le regard qui embrasse tout, dirigé vers les sommets, vers l'idéal, désigne Abel comme supérieur à Jacobi... d'une manière éclatante. L'opinion de Weierstrass est à beaucoup d'égards du plus haut intérêt. A côté de l'école de la rigueur mathématique, dont les représentants modernes les plus éminents sont Gauss et Cauchy, Abel et Weierstrass lui- même, une autre école s'est peu à peu développée, qui prétend apercevoir grâce à certaines des vues _géométriques_ des chemins de traverse vers les vérités mathématiques. On représente volontiers, dans cette école, la méthode de Weierstrass comme une sorte de logique arithmétique, presque scholastique, et l'on professe que les véritables découvertes ne se font jamais par voie purement déductive, où chaque proposition se lie inflexiblement à la précédente. Ceci est absolument juste, mais l'exemple d'Abel montre que c'est une erreur de regarder les vues géométriques comme la source unique de découvertes nouvelles. Abel ne se livre jamais à des considérations géométriques, et n'a jamais montré le moindre intérêt pour les propositions ou les méthodes géométriques. Pourtant il avait un don d'intuition comme peu d'hommes l'ont eu avant ou après lui. Et c'est ce don qui l'a conduit à ses grandes découvertes. Mais en même temps, il était tout à fait opposé à cette prétention qu'affichent les protagonistes des vues géométriques en analyse: faire accepter comme démontrées rigoureusement des théorèmes qu'ils déduisent de vagues considérations spatiales. Abel était trop grand comme penseur pour une telle prétention. Il avait vu trop profondément la connexion intime des choses pour ne pas savoir que même son intuition avait besoin du contrôle d'une déduction rigoureuse. L'expression de Weierstrass, que le véritable mathématicien est poète, peut paraître au grand public singulièrement étrange. Il en est pourtant ainsi. L'expression n'implique pas seulement qu'il faut au mathématicien, de même qu'au poète, de l'imagination et de l'intuition. Ceci est vrai pour toutes les sciences, nulle part toutefois au même degré que dans les mathématiques. Mais l'expression a aussi une signification d'une portée plus grande. Les meilleurs travaux d'Abel sont de véritables poèmes lyriques d'une beauté sublime, où la perfection de la forme laisse transparaître la profondeur de la pensée, en même temps qu'elle remplit l'imagination de tableaux de rêve tirés d'un monde d'idées écarté, plus élevé au-dessus de la banalité de la vie et plus directement émané de l'âme même que tout ce qu'a pu produire aucun poète au sens ordinaire du mot. Il ne faut pas oublier, en effet, à quel point la langue mathématique, faite pour les besoins de pensée les plus hauts de l'humanité, est supérieure à notre langue ordinaire. Il ne faut pas oublier non plus que la pensée intérieure y est plus complètement et plus clairement exprimée que dans aucun autre domaine humain. Nous avons vu comment la misère la plus pressante fut secourue par la subvention de 200 sp. qu'Abel obtint le 4 septembre 1827. Sa situation économique devait par la suite s'améliorer encore, bien que lentement et insuffisamment. Le voyage de Hansteen en Sibérie devait commencer en 1828, et il s'agissait, les éléments d'astronomie étant compris dans l'examen de philosophie, de trouver quelqu'un qui pût, en l'absence de Hansteen, faire son cours d'astronomie. Abel fut proposé, et nommé le 10 mars 1828, avec un traitement annuel de 400 sp.[Note: 2.160 francs environ.], soit 200 sp. de moins qu'il n'était attribué d'habitude pour des fonctions de ce genre. Abel continuait à manquer d'argent, et cette situation provisoire ne promettait d'ailleurs rien pour l'avenir. Sa résolution de se consacrer entièrement à la science, et sa répugnance à l'égard de toute occupation qui pouvait le distraire de ses travaux scientifiques étaient peut-être plus fortes que jamais. Aussi est-il naturel qu'il ait vu avec plaisir Crelle s'occuper de lui trouver à Berlin un emploi à sa mesure, et que Crelle ait eu à cet effet son entière approbation. Crelle avait sans doute informé Abel, en juin 1828, qu'il avait alors les plus grandes chances, et Abel, qui désirait toujours rester dans son pays, écrit aussitôt, le 21 juin 1828, au Collège académique: Comme en ce moment s'ouvre devant moi la perspective d'une nomination à l'étranger, savoir, à l'Université de Berlin, je prends la liberté à ce propos de m'adresser au haut Conseil, afin de savoir par lui si je puis obtenir une situation stable ici. C'est certainement mon désir le plus intime de passer ma vie dans mon pays, si cela est possible d'une manière qui puisse me suffire; sinon, je ne crois pas devoir refuser un moyen d'assurer mon avenir, qui m'apparaît ici très précaire. Si une situation stable ne pouvait pas m'être assurée maintenant, j'oserais espérer que ma situation à l'Université ne pourrait pas être un empêchement à ce que je cherche à obtenir une place à Berlin. Si plus tard une carrière s'ouvre ici pour moi, il n'y aura certes de ma part aucune opposition à ce que je revienne, si j'ose encore nourrir cet espoir. Comme j'ai été invité de la manière la plus pressante à donner ma réponse au premier jour, j'oserai peut-être prier le haut Conseil de traiter cette affaire le plus vite possible. Ceci est pour moi de la plus haute importance. Respectueusement. N. Abel. Le Collège académique s'adresse le jour même au chancelier, avec un conseil chaleureux de procurer à Abel une situation convenable en Norvège. Le chancelier, dès le 24 juin, s'adresse au ministre de l'Instruction publique en termes tout aussi chaleureux. Mais le 30 juin intervient la lettre suivante d'Abel au ministère de l'Instruction publique: Je désire que soit mise de côté jusqu'à nouvel ordre l'affaire mentionnée dans ma lettre au Conseil académique du 21 juin 1828, qui a été adressée au ministère royal. Respectueusement. N. H. Abel, docent délégué. Des difficultés étaient survenues à Berlin, et Crelle, dans une nouvelle lettre, avait imposé à Abel une rigoureuse discrétion. Cependant la question d'une nomination d'Abel à Berlin, et sa démarche officielle, furent connues, et devinrent l'objet de commentaires dans la presse, ce qui ne pouvait que compromettre Abel à Berlin. On ne peut s'empêcher d'observer que tout cet épisode de l'histoire d'Abel, avec cette discussion publique d'affaires strictement confidentielles, a une grande ressemblance avec des procédés analogues chez nos frères norvégiens, à une époque plus récente, procédés qui ont toujours excité en Suède une vive surprise. Abel écrit lui-même à Mme Hansteen le 21 juillet 1828: En sorte que j'en suis au même point qu'auparavant, c'est même plutôt pis, car j'ai été ridiculisé ici, et je peux l'être à l'étranger (voyez un édifiant morceau dans un journal publié par l'éditeur Schiwe, _Dernières histoires de Kristiania et de Stockholm_, n° 1, p. 6). Je ne veux pas répondre, afin de ne pas prolonger une vilaine affaire. Ça pourra passer maintenant pour un mensonge de journal, _et enfin le temps tue tout_ [Note: En français dans le texte.]. Quoi qu'il en soit, il est peu probable que je cherche quelque chose encore à Kristiania. Je préfère travailler dur avec ce que j'ai tant que ça durera. Mais j'ai appris à me taire; c'est une bonne chose. Crelle m'a lavé la tête au sujet de mon bavardage, car bien que je ne lui aie pas dit ce que j'avais dit, je peux bien voir qu'il est _au fait_. Il m'invite en attendant à être tout à fait muet... C'est surtout pour ma fiancée que cela me fait de la peine. Elle est trop bonne. Il écrit aussi à Holmboe, le 29 juin: C'est sans doute à ton retour de Copenhague que cette lettre t'est adressée, mais tu n'as pas besoin de raconter ce que je t'écris. Il s'agit du voyage à Berlin. Il est fichu, et moi, par suite, presque autant. Crelle m'a écrit, il y a dimanche huit jours, que quelqu'un _tombé du ciel_ [Note: _Vom Himmel gefallen_ (en allemand dans le texte).] est arrive, qui voulait faire valoir ses droits et qu'il fallait caser. Dieu sait qui c'est, mais n'importe, l'animal a pris ma place. Il écrit d'ailleurs que, bien que ce soit douteux, il ne faut pas que je perde tout espoir, et que ce sera possible plus tard. En octobre j'aurai une réponse ferme. Mais tu ne le diras pas. Rien que ceci, que je n'ai jamais dû aller, et que je n'irai pas à Berlin, ce qui est conforme à la vérité. Cela n'a guère plu à Crelle que j'en aie parlé. Ces lettres sont écrites de l'usine de Froland, où Abel était l'hôte du propriétaire Smith, et où sa fiancée Christine Kemp était institutrice des enfants. Il écrit de là encore en août 1828 à Mme Hansteen: Je suis pauvre comme un rat d'église, n'ayant maintenant pas plus de 1 sp. 60, qu'il faut que je donne comme pourboire. En septembre 1828 il est de retour à Kristiania, d'où il écrit à Mme Hansteen, qui était alors à Copenhague: Comme c'est étrange, je ne peux pas me mettre dans la tête que vous êtes partie, et je suis souvent sur le point d'aller chez vous. Me voici donc presque absolument seul. Je vous assure que je ne fréquente littéralement pas une seule personne. Cependant cela ne me manquera pas tout d'abord, car j'ai horriblement à travailler pour le _Journal_. J'aurai dorénavant 1 ducat par feuille d'impression, Crelle me l'a offert de lui-même. Mais il n'en sortira naturellement pas grand'chose, et ma situation gênée m'a fait accepter. Je viens de recevoir hier une lettre de Crelle où il dit qu'il y a toujours espoir que je puisse venir à Berlin, et que bientôt on pourra être fixé si cela aboutit ou non. Il lui écrit encore en novembre 1828: Je n'ai peut-être pas été tout à fait envers elle (évidemment sa fiancée) comme j'aurais dû, mais maintenant nous sommes d'accord et nous nous entendons bien ensemble. Je me suis beaucoup corrigé, et j'espère qu'un jour nous vivrons heureux ensemble. Mais quand cet heureux moment viendra-t-il, je ne sais. Pourvu qu'il ne soit pas trop éloigné. Cela me fait de la peine pour ma Crelly, qui sera obligée de travailler si dur... J'en suis toujours à 400 sp. et je suis dans les dettes jusqu'au cou, mais je m'en suis tout de même un peu dégagé. En attendant, ma précédente hôtesse « la Reine » n'a pas reçu un skilling, et je lui dois 82 sp. A la banque, j'ai réussi à diminuer jusqu'à 160, et chez le marchand de drap de 45 à 20. En outre, je dois au cordonnier, au tailleur et au restaurateur, mais d'ailleurs je n'emprunte pas. Mais il ne faut pas vous apitoyer sur moi pour cela. Je m'en tirerai bien. Finalement Abel, las de ces soucis, se décide à s'adresser au gouvernement. Il écrit le 6 décembre 1828: Au Roi. Par décret gracieux du 6 février de cette année, j'ai été nommé, pendant l'absence du professeur Hansteen, pour un voyage scientifique en Sibérie, docent à l'Université chargé des fonctions du-dit professeur avec un traitement de 400 sp. Bien que ces appointements fussent inférieurs à ce qui avait été attribué aux autres docents nommés à l'Université, j'ai dû cependant, vu ma situation financière, considérer comme une bonne fortune d'obtenir n'importe quelle position compatible avec mes études, qui me procurât les ressources strictement nécessaires, et d'ailleurs j'ai trouvé au moins peu convenable, tant que je n'avais pas donné des preuves de mon aptitude à l'enseignement, de demander aucune augmentation du traitement gracieusement fixé. Depuis que j'ai fait le cours d'astronomie à l'Université, j'ai, d'une part, été à même de me rendre compte jusqu'à quel point le temps que j'y consacre peut être considéré comme suffisamment rétribué, et d'autre part les directeurs de l'Université ont eu occasion de juger si je suis à la hauteur de l'emploi qui m'est confié. J'ose donc humblement espérer que ma prière ne sera pas considérée comme déplacée ou impertinente, si je demande humblement à être placé, à partir du 1er janvier de l'année prochaine, dans les mêmes conditions que les autres docents de l'Université, et qu'il me soit par suite gracieusement attribué un traitement annuel de 600 sp. Humblement. Niels Henrik Abel. Il fut fait droit à cette pétition, ce qui fut annoncé à Abel par le Collège académique le 27 février 1829. Cette nouvelle en croisa une autre du 21 février, partie de Froland, où Abel passait les vacances de Noël. Holmboe écrit au Collège académique qu'Abel le prie d'informer le Collège qu'il a eu une longue maladie, et qu'il ne pourra sans doute avant longtemps revenir et faire ses cours. Son médecin A. C. Möller écrit avec plus de détails, le même jour, 21 février: Sur l'invitation de M. le docent Abel, et comme son médecin, le soussigné s'empresse d'informer le haut conseil académique en son nom -- car il n'est pas capable d'écrire lui-même -- que peu après son arrivée à l'usine de Froland, il a été pris d'une forte congestion pulmonaire et de grands crachements de sang qui ont cessé au bout de peu de temps, mais qui pourtant, à cause d'une toux chronique persistante et de sa grande faiblesse, l'ont jusqu'ici empêché de quitter le lit, qu'il doit encore garder: il ne peut d'ailleurs pas non plus supporter d'être soumis au moindre changement de température. Le plus inquiétant est que sa toux sèche chronique avec sensation de piqûre dans la poitrine fait présumer avec grande vraisemblance qu'il souffre de tubercules cachés dans la poitrine et la trachée, pouvant facilement amener une phtisie consécutive, ce qui semble encore plus probable, étant donnée sa constitution. Dans cet état fâcheux de la santé de M. le docent Abel, il est de la plus grande vraisemblance qu'il ne pourra pas retourner à Christiania avant le printemps, et que par suite il ne pourra pas remplir les fonctions dont il est chargé, même au cas où l'issue de sa maladie serait la plus favorable. L'amélioration de son état, et sa guérison complète, que l'on espérait jusqu'ici, l'ont empêché jusqu'ici d'informer le haut conseil académique, ce qui sans cela aurait déjà été fait. La courte vie d'Abel se précipita. Le 6 avril 1829, à quatre heures de l'après- midi, tout était fini. Abel avait alors vingt-six ans et huit mois. L'hiver avait été rigoureux, et le manteau de voyage d'Abel, lorsqu'il était parti pour passer la Noël à Froland, insuffisant à cause de sa grande pauvreté. Il avait eu froid pendant le voyage, et quelques jours après son arrivée, il eut des crachements de sang, et dut se mettre au lit pour ne plus en sortir. Vers le commencement de janvier, pourtant, un mieux se produisit, et le 6 janvier 1829, date plus glorieuse dans l'histoire de la civilisation que les jours de fête des rois, des empereurs et des divers pays, Abel, au lit, écrivit pour le journal de Crelle la plus grande pensée de sa vie, le théorème d'addition, aussitôt salué comme un _monumentum aere perennius_, et qui, cent ans après la naissance d'Abel, marque encore le plus haut point de développement de la mathématique. Le théorème, il est vrai, était compris dans le grand mémoire destiné à l'Institut de Paris, qui reposait parmi les papiers de Cauchy, mais Abel avait toutes raisons de craindre que ce mémoire était perdu, et voulait en sauver l'idée fondamentale. Ce travail du 6 janvier est le dernier de la main d'Abel. Une rechute eut lieu, et il posa pour toujours sa plume assidue. Quelques rayons de lumière venus du dehors devaient du moins tomber sur ses derniers jours. Des informations arrivèrent de Berlin, où sa nomination était pour ainsi dire certaine. Elles furent confirmées de Paris par Legendre, qui le tenait d'Alexandre de Humboldt. Il badinait avec sa fiancée: « Tu ne t'appelleras plus madame, ni ma femme, on dira _Herr Professor mit seinem Gemahlin._ » (M. le Professeur avec son épouse). Sa Crelly, Christine Kemp, ne le quitta pas un instant. La lutte contre la mort ne fut pas facile, mais elle refusa d'accepter aucun secours, afin « de pouvoir posséder ces instants pour elle-même ». Abel, par l'intermédiaire de la famille Smith, avait fait saluer Keilhau, son plus intime ami, le priant de prendre soin de Crelly après sa mort. « Elle n'est pas belle -- ainsi s'exprimait-il -- elle a les cheveux rouges et des taches de rousseur, mais c'est une femme admirable. » Keilhau, à cette époque, ne l'avait jamais vue. Mais il la connaissait par Abel, et il ne tarda pas bien longtemps à exaucer le voeu de son ami en informant la jeune femme, par l'intermédiaire de Holmboe, de son espoir qu'elle consentirait à l'épouser. Il vint à Froland au commencement de 1830, et ils se fiancèrent; le mariage eut lieu plus tard, et ils vécurent heureux et longtemps. Leur premier soin après les fiançailles fut d'élever avec l'aide de quelques-uns de ses amis les plus intimes, un monument sur la tombe d'Abel. Mais l'hommage essentiel à la mémoire d'Abel devait être la publication de son oeuvre complète. La première initiative fut prise par un académicien français, le baron Maurice, gènevois de naissance, qui d'ailleurs n'occupe pas dans l'histoire des mathématiques une place autrement distinguée. Il écrivit à Son Excellence G. C. F. Loevenhjelm, ministre de Suède et Norvège à Paris, et recommanda cette publication, qui pourrait être faite sous la forme d'un volume supplémentaire au recueil de l'Académie des sciences à Stockholm. Loevenhjelm écrivit à son ami intime Berzélius, le 5 septembre 1831, et recommanda l'affaire dans les termes les plus chaleureux. Voyons: ne serait-ce pas un crime pour la science, et un bénéfice perdu pour l'honneur et la célébrité scientifiques de la Scandinavie, si des oeuvres qui ont à ce point éveillé l'attention de l'Institut, et mérité à un professeur suppléant inconnu dans une université lointaine de tels jugements, -- si, dis-je, ces oeuvres devaient demeurer inconnues en manuscrit, et peu à peu disparaître du savoir humain. Il proposait pour sa part de se procurer les ressources nécessaires par quelque mécène. Berzélius écrivit à Hansteen le 27 septembre 1831: Je ne peux être juge des mérites d'Abel, mais j'entends qu'ils sont hautement appréciés dans la capitale de la France. Je dois donc croire justifiées les louanges qu'ils obtiennent. Au cas où un honneur national serait à recueillir d'une telle publication, il appartient incontestablement à la Norvège, et il incombe à l'Université de Christiania de préparer l'édition, à laquelle le Storthing, s'il y a lieu, ne refusera pas de contribuer par une subvention. Mais je suis d'autre part tellement habitué aux manières de parler françaises, que je peux très bien me représenter quelque savant français, qui voudrait acheter les oeuvres réunies sous une forme commode pour 15 ou 20 francs, et qui essayerait à cet effet de jouer de la grosse caisse. En ce cas il ne faut pas être la dupe de leurs propositions, mais en ce cas aussi, ce sont les mathématiciens compatriotes d'Abel qu'il faut laisser apprécier si, peut-être, tout ne mérite pas, parmi les écrits que ce jeune homme à publiés, d'être conservé par une réédition. La lettre de Berzélius est caractéristique. Qu'il laissât l'affaire aux Norvégiens était naturel et juste. Mais comparez par exemple, son attitude réservée, et son doute au sujet de la grandeur d'Abel, avec la position prise par Alexandre de Humboldt. Aucun des deux n'était personnellement, à aucun degré, en état de juger Abel. Mais Humboldt avait pour conseiller Gauss. En Suède, au contraire, il n'y avait personne, à cette époque, dont Berzélius pût écouter l'avis avec le moindre profit. La science mathématique en Suède était alors, et fut encore longtemps après, on peut dire, inconnue, et l'enseignement universitaire était restreint aux connaissances les plus modestes et les moins scientifiques sur les premiers éléments de géométrie et de trigonométrie. Ce ne fut qu'en 1836 que la question de la publication des oeuvres d'Abel fut soulevée sérieusement en Norvège. Ce fut Holmboe qui s'offrit pour faire lui- même ce travail, et qui, en 1839, dix ans après la mort d'Abel, put livrer au monde mathématique les _Oeuvres complètes_ d'Abel. Une nouvelle édition, augmentée et améliorée, fut publiée par Sophus Lie et Sylow en 1881. Les oeuvres d'Abel tiennent dans un grand volume in-4°. Comme étendue la production d'Abel est très inférieure à celle d'autres grands mathématiciens. Quel monde de pensées nouvelles, pourtant, est contenu dans ce seul volume! Il n'existe guère de travail mathématique de quelque importance qui ait paru depuis Abel, et qui n'ait été plus ou moins influencé par lui. Les plus grandes créations mathématiques du siècle dernier, la théorie des fonctions analytiques et la théorie des fonctions abéliennes, sont une continuation directe et immédiate des propres travaux d'Abel. « Lisez Abel » était le premier et le dernier conseil de Weierstrass aux élèves de mathématiques, et il est bien certain que personne encore ne peut se faire une idée de l'époque où ce conseil perdra de sa valeur. Lorsque cinquante mathématiciens furent invités à honorer le centenaire d'Abel par la publication d'une collection de mémoires qui, tous, devaient être une suite directe à quelque travail d'Abel lui-même, le résultat fut trois grands volumes in-4° que je pus offrir à l'Université de Cristiania aux fêtes du centenaire. Parmi les auteurs se trouvent les plus éminents de l'époque. Plusieurs des mémoires ont la plus haute valeur. Tous montrent quels horizons nouveaux les idées d'Abel, de toutes parts, ont ouverts aux recherches. Abel a lui-même caractérisé le mieux le genre de sa production dans la phrase célèbre qu'il adressait avec un enthousiasme juvénile à Hansteen: « La pure mathématique dans sa plus pure signification doit être à l'avenir ma seule étude. » Hansteen, lui, avait une toute autre conception de la mathématique, qui à ses yeux n'était guère autre chose qu'une science auxiliaire pour l'étude de la nature. Il est incontestable que la position du problème, dans les grandes découvertes mathématiques, très souvent provient du monde extérieur, d'un effort pour interpréter correctement les données de l'expérience. De là, et à cause des services rendus par les mathématiques aux sciences expérimentales, la conception s'est généralement répandue que l'objet propre des mathématiques est de se mettre au service de ces sciences. Aussi, lorsque l'on veut justement glorifier les mathématiques, on le fait volontiers en montrant son utilité pour l'interprétation de faits qui sont hors d'elles. Même ceux qui se rendent mieux compte, se soumettent souvent à cette opinion générale. On se souvient, par exemple, avec quel soin Newton dissimulait que la mathématique du ciel fût un résultat du calcul infinitésimal, on se souvient de l'hésitation de Gauss à publier sa découverte de la véritable essence de l'espace. Abel est le premier grand mathématicien qui ouvertement et sans détour ait jeté le masque. Pour lui la mathématique porte son idéal en elle-même. Son objet est le nombre. End of the Project Gutenberg EBook of NIELS HENRIK ABEL, by G. MITTAG-LEFFLER *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NIELS HENRIK ABEL *** This file should be named 8abel10.txt or 8abel10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8abel11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8abel10a.txt Produced by Anne Soulard, Joshua Hutchinson, Marlo Dianne and the Online Distributed Proofreading Team. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. 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